
Des habitants traversent une zone inondée à Muza Islam Wala, dans le district de Jhang, au Pakistan, le mardi 2 septembre 2025. © K.M Chaudary, AP
D'un côté, des paysans originaires de la région de Sind, au Pakistan, touchée de plein fouet par le dérèglement climatique. De l'autre, deux entreprises allemandes : le géant de l'énergie RWE et le cimentier Heidelberg Materials. Des milliers de kilomètres les séparent. Pourtant, ils s'affrontent désormais dans un face-à-face qui pourrait les mener devant les bancs de la justice allemande.
Mardi 28 octobre, 43 paysans pakistanais ont annoncé vouloir réclamer une réparation financière aux deux entreprises allemandes pour les dégâts qu'ils ont subis lors des inondations historiques au Pakistan en 2022. Selon eux, même si RWE et Heidelberg Materials n'ont aucune implantation dans leur pays, ils sont en effet au moins partiellement responsables de cette catastrophe.
La raison : ces deux entreprises sont spécialisées dans les énergies fossiles et émettent donc beaucoup de gaz à effet de serre, les principaux responsables du dérèglement climatique. Or, s'accordent à dire les scientifiques, ce dernier a rendu les inondations de 2022 non seulement plus probables mais aussi plus intenses.
Un pays en première ligne du réchauffement climatique
En 2022, le Pakistan a été le pays au monde le plus touché par les catastrophes météorologiques extrêmes, selon l'Indice mondial des risques climatiques. À des vagues de chaleur à répétition en début d'année ont succédé des pluies torrentielles. Un tiers du territoire a été plongé sous les eaux. Au moins 1 700 personnes sont mortes, 33 millions ont été déplacées et des milliers d'hectares de surfaces agricoles ont été détruits. Selon les autorités, le coût des dégâts est estimé à 30 milliards de dollars (25 milliards d'euros).
L'année 2022 est ainsi venue matérialiser les inquiétudes formulées à plusieurs reprises par les scientifiques : l'Asie du Sud, notamment le Pakistan, est en première ligne du dérèglement climatique. En 2020, le think tank Germanwatch le classait à la huitième place des États les plus vulnérables.
La province du Sind, dans le sud-est du pays, a subi les plus lourdes pertes dans ces inondations. "Ce n'était pas des pluies de mousson normales. Nous n'avions jamais vu cela. C'était un désastre", témoigne Abdul Hafeez Khoso, un agriculteur de 42 ans, qui fait partie des 43 plaignants.
"Ce n'était pas des pluies normales"
"Après des jours et des jours de pluie, nous avons décidé de quitter notre village. Pendant plusieurs mois, nous avons dû vivre dans des conditions très difficiles. Nous n'avions pas d'endroit où loger. L'eau et la nourriture manquaient", se souvient-il. "Il y avait tellement d'eau partout que nous ne pouvions même pas enterrer les morts".
Il aura fallu attendre plus d'un an pour que l'eau recule et qu'Abdul Hafeez Khoso et sa famille puissent rentrer chez eux. "Aujourd'hui, nous essayons de reconstruire notre vie sur les dégâts de ces inondations", poursuit-il. Mais depuis trois ans, ce paysan a perdu sa seule source de revenus. Les pluies ont ravagé la totalité de ses terres agricoles, toujours inutilisables aujourd'hui.
Comme lui, Baradunisa a tout perdu en août 2022. "Nous avons d'abord cru que la pluie durerait une journée, puis deux journées… Finalement, elle a continué encore et encore pendant plusieurs semaines", se souvient cette porte-parole du village de Larkana, dans la région de Sind.
"Dans notre village, nous avons vu tout le bétail mourir, puis toutes nos cultures être inondées. C'est à ce moment-là que nous avons décidé de partir", poursuit-elle. "Et si aujourd'hui nous avons pu rentrer chez nous, nous subissons encore les conséquences des inondations. Depuis 2022, tous les prix ont augmenté. Nous arrivons à peine à nous acheter à manger."
"L'année 2022 a été désastreuse pour le pays", résume ainsi Shaikh Tanveer Ahmed, président de l'ONG Hands Welfare Foundation. "Des villages entiers et de nombreuses familles se sont retrouvés sans sources de revenus et sans moyens de subsistance. Ces inondations ont précipité le Pakistan dans une crise humanitaire et alimentaire."
Mettre les pollueurs devant "leurs responsabilités"
Face à la situation, ces paysans, qui "représentent l'ensemble de leurs villages et de leur région" veulent aujourd'hui mettre "les coupables devant leur responsabilité" en appliquant le principe du "pollueur-payeur". Autrement dit : celui qui pollue, c'est celui qui paie pour éviter les dégâts… ou les réparer.
"Et si nous avons visé RWE et Heidelberg Materials c'est simplement parce qu'ils font partie des plus grands émetteurs de gaz à effet de serre en Europe. En cela, ils sont largement responsables du dérèglement climatique", insiste Miriam Sage Maass, directrice juridique de l'European Center for Constitutional and Human Rights (ECHHR), qui soutient la procédure.
Selon l'ONG Climate Accountability Institute, ces deux mastodontes de l'industrie fossile font en effet partie des 100 "Carbon Majors", ces entreprises responsables à elles seules de 70 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur industriel dans le monde. Dans le détail, RWE serait responsable d'au moins 0,68 % des émissions industrielles mondiales depuis 1965 et Heidelberg Materials de 0,12 %.
"RWE et Heidelberg savent depuis des décennies que leurs pratiques polluantes pourraient causer du tort aux populations, mais elles refusent d'agir", dénonce Clara Gonzales de l'ECCHR. "La crise climatique n'est plus une menace théorique, c'est une réalité actuelle. Il est temps de tracer une ligne claire: les grandes entreprises polluantes ne devraient pas échapper au principe du 'pollueur-payeur' et à leur responsabilité financière." Jeudi 30 octobre, les deux entreprises n'avaient pas réagi à l'annonce de cette procédure.
"Il s'agit d'une question de justice. Comment est-il juste ou équitable que nous payions le prix d'une crise climatique dont nous ne sommes pas responsables, alors que, dans le même temps, les grandes entreprises polluantes continuent à réaliser d'énormes profits ?", abonde Abdul Hafeez Khoso. "Ceux qui sont responsables de ce qu'on vit et de ce qu'on subit doivent payer pour réparer leurs dégâts."
Si le montant de l'indemnisation "reste à discuter", selon les ONG, elles estiment à un million d'euros les dommages à l'encontre des 43 Pakistanais. Si aucun accord n'est trouvé prochainement, elles assurent être prête à saisir la justice dès le mois de décembre.
Une multiplication d'affaires similaires
Des affaires comme celle-ci se multiplient depuis quelques années. Au total, plus de 60 affaires sont en cours dans le monde, selon un recensement effectué par Joana Setzer, professeure du Grantham Research Institute de la London School of Economics.
Le 23 octobre, soit quelques jours seulement avant l'annonce de cette nouvelle procédure, un groupe de survivants du typhon Odette, qui a touché les Philippines en 2021, a ainsi annoncé vouloir poursuivre la compagnie pétrolière Shell devant un tribunal britannique pour un motif similaire. En septembre, un tribunal suisse avait aussi examiné pour la première fois une plainte déposée par quatre habitants d'une île indonésienne contre l'entreprise de ciment suisse Holcim.
Mais pour ce litige pakistanais, l'équipe juridique espère surtout pouvoir tirer les bénéfices d'un précédent procès climatique contre l'énergéticien allemand RWE. Pendant plus de 10 ans, un paysan péruvien, Saul Luciano Lliuya, a demandé à l'énergéticien allemand de réparer les effets du changement climatique sur son village dans les Andes. Selon lui, sa maison était directement menacée par la fonte des glaciers voisins. Comme dans le cas des paysans pakistanais, l'entreprise n'est pas active au Pérou et l'accusation portait uniquement sur le rôle de l'entreprise dans le réchauffement climatique.
De son côté, RWE, qui exploite en Allemagne plusieurs mines de lignite, un minerai très polluant, se défendait affirmant qu'il n'est "pas possible d'attribuer juridiquement les effets spécifiques d'un changement climatique à un seul émetteur". Le groupe assurait par ailleurs respecter les réglementations nationales sur les émissions de gaz à effet de serre et s'être fixé l'objectif d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2040.
En mai, la justice a tranché avec une décision inédite. Si la cour d'appel de Hamm, en Allemagne, où était instruite l'affaire, a rejeté sa plainte, elle a reconnu pour la première fois une responsabilité mondiale des entreprises productrices d'électricité dans les dommages liés aux émissions de gaz à effet de serre, quel que soit l'endroit où ils se produisent. Si un risque est établi, "l'émetteur de CO2 peut être tenu de prendre des mesures" pour empêcher qu'il ne se concrétise, indiquait le tribunal dans sa décision.
"L'affaire de Saul Luciano Lliuya portait sur des risques de dégâts futurs. Ici, il est question de compenser des pertes réelles provoquées par le dérèglement climatique", note Roda Verheyen, une autre avocate chargée de l'affaire. De quoi, espère-t-elle, contourner la problématique de la collecte de preuves et créer un premier précédent pour la justice climatique.
