
Idriss G. doit comparaître au tribunal judiciaire de Paris à partir du 4 novembre 2025, soupçonné d'être l'organisateur d'une traversée de "small boat" qui a fait sept morts dans la Manche le 12 août 2023. © Studio graphique France Médias Monde
11 août 2023 à Calais. L'air est doux et une légère brise souffle ce soir-là. Navidullah H., un migrant afghan de 21 ans, doit en profiter pour traverser la Manche en bateau et atteindre le Royaume-Uni. C’est l’ultime étape de son périple entamé en août 2021 pour fuir le régime taliban, et qui lui a déjà coûté 16 000 euros. On lui a fourni le contact d'un passeur, nommé Nasir. Navidullah a pour consigne de se rendre dans la "jungle", pour y retrouver 67 autres migrants. La plupart ont payé entre 1 300 et 1 500 euros pour la traversée en bateau.
Répartis en petits groupes, les migrants marchent silencieusement en direction de la plage de la Huchette, à la sortie de Calais, encadrés par des passeurs masqués. Sur le sable, une voiture vient de décharger une embarcation pneumatique de sept mètres de long, avec un petit moteur de 30 chevaux. Il ne faut qu'une demi-heure aux migrants pour gonfler l’embarcation de piètre qualité. Elle n’est absolument pas prévue pour supporter le poids de 68 personnes, mais les passeurs s’en moquent : "Ils ont frappé et menacé de tuer tous ceux qui ne montaient pas sur le bateau", racontera plus tard Navidullah aux policiers français.
Il est 2 h du matin quand le canot surchargé prend la mer en direction du Royaume-Uni. La traversée doit durer environ cinq heures, mais deux heures après le départ, le moteur tombe en panne. Mouvement de panique à bord : l'un des flotteurs se déchire et le canot pneumatique se recroqueville sur lui-même, projetant les occupants dans une eau à 18 degrés. La plupart ne savent pas nager.

En guise de gilets de sauvetage, certains migrants ont mis des chambres à air autour de leur taille, pour s'accrocher à la vie. Grosse erreur : "Avec ces bouées de fortune au milieu du corps, quand ils sont sur le ventre, ils doivent lutter pour garder la tête hors de l'eau, se fatiguent vite et finissent par mettre la tête dans l'eau et se noyer", expliquera aux policiers le commandant d'équipage du Cormoran. Vers 5 h 30, lorsque le patrouilleur localise l'embarcation en difficulté et déclenche l'opération de sauvetage, il est déjà trop tard. Sur les 68 passagers, sept Afghans, tous âgés de moins de 30 ans, sont morts.
Trafiquants de haut vol
Sur la terre ferme, c'est l'ébullition. La Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui traque les plus gros trafiquants sur le territoire français, vient de se saisir du dossier. Comme souvent lors des naufrages de "small boats", les policiers de la brigade mobile de recherche (BMR) de Coquelles, puis ceux de l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim) venus en renfort, se heurtent au silence des survivants. Parmi les 23 rescapés pris en charge par les sauveteurs britanniques, seuls neuf acceptent de faire une déposition, dont huit sous anonymat.
Les 16 auditionnés côté français sont un peu plus bavards. Ils commencent par désigner deux jeunes Soudanais, Ezekiel T. et Ibrahim A., comme les pilotes du bateau. Puis deux Kurdes d'Irak, Idrees G. et Tariq H., comme les organisateurs de la traversée. Le premier, surnommé "le Grand Haji" en raison de ses cheveux blancs, est "notoirement connu comme étant un passeur d'envergure ayant la possibilité de maîtriser la filière de bout en bout, de l'acheminement du matériel jusqu'aux préparatifs d'embarquement", écrit la juge d'instruction dans son ordonnance de renvoi que France 24 s'est procurée.
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Cet Irakien de 45 ans, marié et père de deux enfants, est visé par deux mandats d'arrêt. Il a par ailleurs été condamné à cinq ans de prison et une interdiction du territoire français par le tribunal de Dunkerque pour avoir forcé un barrage de police en 2016 avec un véhicule rempli de migrants. Ce qui ne l'a pas empêché de revenir en France. "Pour les petites mains, ça fonctionne plutôt bien. Mais les autres peuvent revenir sans difficulté. On a de plus en plus de passeurs condamnés une fois, deux fois, trois fois, qu’on revoit dans nos dossiers", constate Florian Pappo, vice-procureur à la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille.
"Prouvez-moi ce que vous dites et je vous dirai si c'est moi"
Idrees G. et Tariq H. sont interpellés dans la journée qui suit le naufrage, à proximité de l’hôpital de Calais. Dans le véhicule du premier, une Audi Q7, les policiers découvrent 3 854 euros. Lors de ses auditions de garde à vue, Idrees G. nie être l’organisateur de la traversée. Il explique aux policiers qu’il était simplement à Calais pour accompagner son frère qui souhaitait passer au Royaume-Uni, puis se mure dans le silence, refusant même de donner les codes de son téléphone aux enquêteurs. Ceux-ci notent que l’homme "maîtrise parfaitement son sujet" : "Prouvez-moi ce que vous dites et je vous dirai si c'est moi", leur répond-il. Son complice présumé, Tariq H., n'est pas plus loquace. Réfugié politique en Italie, il admet en revanche connaître Idrees G. depuis l'Irak, où ce dernier aurait travaillé comme agent de police.
Si Idrees G. et Tariq H. ont été interpellés si rapidement, c’est parce qu’ils étaient déjà surveillés depuis plusieurs mois par les autorités allemandes dans le cadre d’une enquête ouverte par le parquet de Kiel sur des faits similaires. Les Allemands ont même placé le premier sur écoute et sonorisé l’habitacle de son Audi Q7.
Après sa condamnation en France en 2020, Idrees G. a trouvé refuge dans cette ville du nord de l'Allemagne, où il loue un appartement avec jardin et affirme travailler dans le bâtiment. En réalité, "le Grand Haji" n’a rien abandonné de ses ambitions criminelles à Calais. D'autant qu'entre-temps, le trafic de "small boats" s'est envolé, avec 45 000 traversées de la Manche en 2022 : "C'est assez lucratif, vous pouvez gagner 100 000 euros par bateau, donc quand vous avez 500 bateaux qui traversent chaque année, ça représente de belles sommes", estime Xavier Delrieu, directeur de l'Oltim. Pour le vice-procureur Florian Pappo, même "le trafic de stupéfiants ne rivalise pas avec une soirée réussie pour des passeurs de migrants".
"Si je dois tuer quelqu'un, je le ferai"
Dès 2022, Idrees G. reprend contact avec ses anciens partenaires, mais constate que les concurrents se sont multipliés en son absence : "Tout le monde se réveille et se prend pour un passeur, ce n’est pas possible", fulmine-t-il au téléphone le 28 avril 2023. Pour reprendre sa place, il envisage un plan en trois étapes : saboter les bateaux des réseaux concurrents, tabasser les conducteurs pour semer la terreur et tirer sur les autres passeurs : "Si je dois tuer quelqu'un, je le ferai", prévient-il.
Idrees G. se procure une arme à feu et s’associe à un autre trafiquant kurde, Tariq H., lui aussi connu des services de police pour des faits de trafic de migrants, de tentative de meurtre, et déjà passé à plusieurs reprises par la case prison. Entre mai et juillet 2023, les deux hommes se rendent ainsi à cinq reprises sur la zone de Calais, notamment pour y mener des expéditions punitives contre les clans rivaux. Le 2 juillet, les policiers allemands interceptent une conversation lors de laquelle Idrees G. se félicite d’avoir "défiguré fortement" un passeur concurrent. Un mois plus tard, sa stratégie de la terreur a fonctionné. Les enquêteurs notent qu’il "est satisfait en grande partie de la situation sur place [...]. Son rôle lui permet de rester de plus en plus en retrait pendant les passages illicites de migrants."
Face aux preuves qui s'accumulent, Idrees G. et Tariq H. sont mis en examen et placés en détention provisoire le 16 août 2023, notamment pour homicide involontaire et aide au séjour irrégulier en bande organisée. Contacté, l'avocat d'Idrees G., Me Franck Cecen, assure que son client "nie les faits qui lui sont reprochés". Mais depuis leurs cellules respectives, les deux hommes, qui restent présumés innocents, ont continué de se vanter au téléphone de leurs méfaits auprès de leurs proches : "Il suffit d'aller à la 'jungle', tu peux gagner entre 6 000 et 7 000 euros par mois en vendant des voyageurs", a ainsi raconté Tariq H., dont l'avocate n'a pas souhaité répondre aux questions de France 24. Une fanfaronnade qui pourrait leur coûter cher devant les juges. Les deux hommes doivent comparaître devant le tribunal judiciaire de Paris à partir du 4 novembre.
