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Irak : "L’Iran peut coopérer avec les États-Unis s'il en va de son intérêt"

La possibilité d'une collaboration entre l'Iran et les États-Unis en Irak s'est invitée, lundi, dans les coulisses des négociations sur le nucléaire iranien. Une coopération qui n’aurait rien d’inédit, rappelle Thierry Coville, chercheur à l’Iris.

Téhéran n’aura pas attendu longtemps avant de proposer son aide au gouvernement chiite de Nouri al-Maliki. Quelque 48 heures après la progression fulgurante des extrémistes de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) dans le nord-est de l'Irak, le président iranien, Hassan Rohani, a déclaré samedi 14 juin que la République islamique, à majorité chiite, était prête à apporter un appui militaire face à l'offensive des djihadistes sunnites.

À la suite de cette annonce, lundi 16 juin, le dossier irakien s'est naturellement imposé au menu des discussions sur le nucléaire iranien à Vienne. Les États-Unis qui participaient à la réunion du groupe P5+1 en ont profité pour rencontrer des représentants de la République islamique. "Ces discussions ne concernent pas une éventuelle coordination militaire ou la prise de décisions stratégiques sur
l'avenir de l'Irak dans le dos du peuple irakien", a toutefois précisé un haut responsable américain.

Il y a peu de chances donc que l'éventuelle coopération entre Iraniens et Américains se matérialise par une intervention directe dans les combats, mais la rapidité de réaction de l’Iran prouve à quel point le chaos qui menace son voisin reste source de préoccupation. Selon "The Guardian", Téhéran a dépêché vendredi à Bagdad le général Qassem Souleimani, l’un des plus hauts gradés des Gardiens de la révolution. Près de 2 000 hommes appartenant à ce corps seraient d’ailleurs déjà entrés en Irak, a indiqué une source irakienne au quotidien britannique.

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Samedi 14 juin : Rohani "pourrait envisager une coopération" avec les États-Unis
Irak : "L’Iran peut coopérer avec les États-Unis s'il en va de son intérêt"

Mais l’Iran pourrait bien ne pas faire cavalier seul. Le "Wall Street Journal" indiquait dimanche que Téhéran et Washington envisagent d’entamer sous peu des pourparlers directs en vue d’une coopération. Une option qui, aux États-Unis, est loin de faire l’unanimité. "Ce serait le comble de la folie que de croire le régime iranien capable d’œuvrer avec nous pour le rétablissement de la situation sécuritaire en Irak", a indiqué le sénateur républicain de l’Arizona, John McCain, dans un communiqué publié ce lundi. Dans le même temps, le porte-parole du Pentagone déclarait que les États-Unis n’avaient "absolument aucune intention, aucun plan pour coordonner des actions militaires" entre les deux pays.

Ce ne serait pourtant pas la première fois que les deux pays, rivaux sur nombre de dossiers, participeraient à une entreprise commune, rappelle à FRANCE 24 Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et professeur à l'école de commerce Novancia. Entretien.


FRANCE 24 : Téhéran est-il donc condamné à mettre en place une coopération avec les États-Unis qui, pour beaucoup, apparaîtrait comme contre-nature ?

Thierry Coville : Le fait que Hassan Rohani n’ait pas exclu, samedi, de coopérer avec Washington ne constitue pas une surprise. Le régime iranien est certes idéologique mais aussi très pragmatique. Quand c’est dans son intérêt, il peut travailler avec les États-Unis.
En 2002, quand les Américains ont attaqué l’Afghanistan, il leur a délivré toutes les informations qu’ils détenaient sur les bases militaires des Taliban. On sait déjà que Téhéran et Washington ont négocié sans trop le dire lorsque l’armée américaine préparait son retrait d’Irak. Sur le dossier du nucléaire, alors que Mahmoud Ahmadinejad était encore président, les deux pays ont mené des discrets pourparlers en Oman.
Ce qui rapproche aujourd’hui les Américains et les Iraniens, ce sont ces groupes djihadistes qu’ils considèrent tous deux comme une menace mortelle. Ils font face au même risque et ont tout intérêt à collaborer.

Aux États-Unis, une collaboration avec l’Iran semble refroidir les rangs républicains. De l’autre côté, comment la population iranienne accueillerait-elle ce partenariat ?

La société iranienne s’est modernisée et si elle considère que c’est dans son intérêt, elle ne voit aucun problème à ce que Téhéran coopère avec Washington. Il y a peut-être une minorité de radicaux qui est encore très méfiante vis-à-vis des États-Unis, mais c’est le pragmatisme qui l’emporte. Quand Hassan Rohani fait pareille déclaration, on se doute que tout est validé par le Guide suprême, Ali Khamenei. Tout cela a été pesé et calculé. Mais si les Iraniens sont d’accord avec l’idée d’une coopération militaire avec les Américains, il faut ensuite voir à quel niveau elle aura lieu.

En quoi l’actuelle crise irakienne est-elle importante pour l’Iran ?

Compte tenu de son passé trouble avec le voisin irakien, notamment sous le règne de Saddam Hussein, il est vital pour la République islamique de conserver un gouvernement chiite à ses portes. Le régime de Téhéran considère l’avancée des djihadistes en Irak comme un danger majeur qui menace son propre intérêt. Pour les Iraniens, notamment la presse conservatrice, ces mouvements islamistes sont soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar, sont farouchement anti-chiites, et ont pour objectif ultime d’attaquer les intérêts de Téhéran dans la région afin d’y affaiblir son influence.
Aujourd’hui, l’objectif immédiat de l’Iran est d’aider Bagdad à contenir cette poussée de l’islamisme radical. Il n’a aucun intérêt à laisser les djihadistes s’installer en Irak. Pas même dans une partie du pays. La partition de l’Irak n’est même pas envisageable pour Téhéran.

Quel est le degré d’implication de Téhéran dans l’actuel gouvernement de Nouri al-Maliki ?

L’influence iranienne en Irak existe du fait de l’histoire entre les deux pays. Tous les groupes politiques chiites qui ont été chassés d’Irak par Saddam Hussein se sont refugiés en Iran au début des années 80, juste après la révolution islamique. Ils y ont vécu longtemps, y ont été formés et ont noué des liens avec les autorités de Téhéran. Certains d’entre eux ont même eu des responsabilités au sein du pouvoir iranien, je pense notamment à Mahmoud Hashemi Shahroudi qui fut ministre de la Justice. À la chute de Saddam Hussein en 2003, l’Iran a développé une politique d’influence via ces groupes politiques ainsi que le clergé chiite, qui constitue une grande famille religieuse transnationale. Se sont greffés ensuite des intérêts économiques importants : au fil des ans, l’Irak est devenu le premier marché pour les exportations non-pétrolières de l’Iran. On parle de 6 milliards de dollars. Toutefois, le nationalisme qui prévaut en Irak oblige Téhéran à trouver un bon équilibre. Une présence trop marquée pourrait susciter un phénomène de rejet.


Depuis l’offensive des djihadistes de l’EIIL, comment se manifeste la présence iranienne en Irak ?

En Syrie, où on compte plusieurs similarités avec l’Irak, les Gardiens de la révolution ont officiellement dit avoir envoyé des hommes sur le terrain. Ils ne se battent pas directement mais conseillent l’armée syrienne. Il est donc possible, et même logique, que l’Iran ait dépêché des conseillers en Irak. Les milices chiites actuellement à l’œuvre en Irak ont, pour nombre d’entre elles, été formées en Iran et armées par lui. Il s’agit d’un instrument dont la République islamique se sert.
Mais, il reste peu probable qu’elle envoie des hommes au combat. Encore une fois, Téhéran reste prudent. Si, tout à coup, la population sunnite commençait à savoir que des chiites iraniens se battent directement en Irak, cela ne ferait que renforcer le clivage entre les deux confessions.