Peu de joueurs ont infligé autant de souffrances au rugby français. Mais c’est avec une larme au coin de l’œil que sa retraite sportive est célébrée. Hommage à Jonny Wilkinson, un Anglais au sang froid qui a révélé son humanité en France.
Dans les dernières minutes de la finale de la H Cup samedi 24 mai, alors que les Saracens tentaient désespérement de renverser la domination de Toulon, les caméras de télévision ont soudain cessé de s’intéresser au jeu. Discrètement, Jonny Wilkinson tentait de quitter le terrain et de fuir l’ovation que tous les spectateurs du Millenium Stadium de Cardiff s’apprêtaient à lui rendre.
Évidemment il n’en fut rien. Dans le stade, 70 000 personnes étaient submergés. Peu importait la victoire de Toulon, la deuxième consécutive en finale de la coupe d’Europe de rugby, l’heure était à la célébration d’une légende du rugby.
Il ne fait aucun doute que la scène se reproduira à peu près à l’identique, samedi 31 mai. L’ouvreur de Toulon et ex-international anglais va fouler la pelouse pour la dernière fois, à l’occasion de la finale du Top 14. Wilkinson ne prêtera sans doute que peu d'attention à l'hommage de ses camarades du RC Toulon qui arboreront pour l’occasion un maillot dont le col sera brodé d’un "Merci Jonny".
Bien sûr, il y aura toujours quelques supporters qui soutiendront par principe Castres, l’outsider rural face au bling-bling toulonnais. Mais quel amateur de rugby sain d’esprit voudrait voir Jonny Wilkinson se retirer sur une défaite ? "Je ne peux pas supporter l’idée de voir gagner Toulon, mais je n’ai pas d’autre choix que de soutenir Jonny et ce, malgré toutes les misères qu’il nous a infligées", m’a confié mon ami français et aficionado du ballon ovale, Thibault Lieurade.
Redouté ou adulé, mais jamais detesté
Et que de misères a infligé Wilkinson aux supporters français... Presque à lui tout seul, il mit le XV de France à terre lors de la Coupe du monde 2007 à Paris, réduisant en poussière les rêves de sacre à domicile.
Au fil des années, les sélectionneurs anglais ont tenté de réduire la "wilko-dépendance" du XV de la Rose au pretexte que le héros de la victoire anglaise lors de la Coupe du monde 2003 ralentissait le jeu. Vaste débat… Mais à mon sens, jamais la Rose ne parut si belle que lorsqu’elle alignait Jonny Wilkinson.
Je suis Anglais et jamais je n’oublierai le "Crunch" de 2010. Dans ce pub parisien où je regardais le match, les supporters français exultaient : l’Angleterre était en mauvaise posture et il ne restait plus que 10 minutes à jouer. Jonny s’apprêtait à rentrer sur le terrain et le pub se fit silencieux. L’Angleterre remontait au score et passa à deux doigts d’emporter le choc des frères ennemis du rugby européen. Le pub bourré de supporters français pouvait exulter : par le passé, les Bleus ont perdu à 8 reprises sur 11 face l’Angleterre menée par Jonny Wilkinson.
Les Français, tout comme d’autres "ennemis héréditaires" de l’Angleterre, à savoir l’Irlande, le Pays de Galles, l’Écosse ont tous fini par reconnaître de la classe à leur bourreau. "Gentleman Jonny", comme on l’a décrit en France, force le respect, l’admiration, et même j’ose le dire, l’amour.
"Je me suis toujours demandé s’il avait su profité de toutes ses victoires"
Grâce à son talent et à sa belle gueule, Jonathan Peter "Jonny" Wilkinson aurait pu être au rugby ce que David Beckham est au football. Mais l’homme a préféré fuir les projecteurs et a mené une vie quasi monastique, entièrement dédiée au rugby. Sur le terrain, il était à la fois une mécanique de précision et un combattant hors pair qui ne rechignait pas à plaquer deux fois plus gros que lui.
Mais, au-delà de l’aura d’invincibilité qui planait autour de sa présence sur un terrain de rugby, l’homme avait aussi ses fragilités. Jonny Wilkinson a connu une série de blessures qui ont fini par menacer sa carrière. Mais le demi d’ouverture au regard d’acier a aussi connu les tourments de la dépression.
Sur un terrain, on ne le voyait guère s’enthousiasmer. Son perfectionnisme confinait à l’obsession et il n’était pas rare de le voir pester contre lui-même après avoir raté une pénalité alors que le match était gagné depuis longtemps. Matt Dawson, son coéquipier lors de la conquête du titre mondial en 2003 a dit de lui : "Jonny était un altruiste, il ne jouait pas pour lui mais pour l’équipe. À tel point que je me suis toujours demandé s’il avait su profiter de toutes ses victoires". Alors qu’il raccroche les crampons, samedi 31 mai, Jonny Wilkinson a du mal à répondre par l’affirmative.
"Je suis un privilégié, je suis très chanceux d’avoir eu de tels coéquipiers et d’avoir pu réaliser une telle carrière", déclarait-il à l’issue de la victoire de Toulon en H Cup, avant d’ajouter : "On m’a montré trop de respect alors que d’autres en méritaient bien plus".
Un véritable Anglais en somme, avare de sentiments mais qui semble s’être détendu depuis son installation dans le sud de la France en 2009. Mes amis français peuvent se consoler : Jonny Wilkinson a vécu ses dernières années de joueur en France, et visiblement les plus heureuses.
Adaptation David Gormezano