
Nommé dans la foulée du renvoi de Jill Abramson, la première femme à avoir dirigé le prestigieux quotidien américain, Dean Baquet est devenu le premier Noir à prendre les rênes du New York Times. Portrait d’un journaliste amoureux de son métier.
Dean Baquet fait partie de ces personnalités journalistiques suffisamment singulières pour forcer l’admiration. Celle d'un homme obsédé par l'information. Depuis les modestes quartiers de la Nouvelle Orléans jusqu’au sommet du très respecté New York Times, toute l’histoire de Dean Baquet tourne autour des rédactions, des enquêtes et des investigations. Mercredi 14 mai, il est devenu le premier Noir à diriger le prestigieux quotidien américain. Une accession en forme de consécration pour celui qui commença ses stages au States-Item et au Times Picayune, deux journaux locaux de la Nouvelle Orléans – et pour lesquels il abandonna son cursus scolaire à la Columbia University.
"C’est un honneur pour moi que d’être invité à diriger la seule rédaction du pays qui est meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a encore une génération", a déclaré Dean Baquet face aux centaines de journalistes réunis mercredi dans la salle de rédaction du Times. "C’est un journal papier très puissant avec un lectorat très reconnaissant", a ajouté le successeur de Jill Abramson, dont le départ porte un coup à la présence des femmes au sein de la direction du quotidien.
Mais avant de franchir les portes de l’illustre immeuble aux parois vitrées, Dean Baquet avait déjà pour lui un prestigieux pedigree. En 1988, ce fils de gérant d’un restaurant créole décroche le Pulitzer pour son enquête sur la corruption au sein du Conseil municipal de Chicago. Il devient également dans les années 2000 le premier Noir américain à s’asseoir sur le siège du rédacteur en chef du Los Angeles Times. Il endosse surtout l’habit de "héros" en 2006 après avoir été renvoyé du journal en question pour avoir refusé d’y supprimer des emplois. Un acte de bravoure qui fait exploser sa notoriété. "Il devient le martyr qui a été forcé de quitter Los Angeles pour résister à des réductions de personnel", écrit le Washington Post.
Du petit stagiaire à la tête du LA Times
Mais pour comprendre la carrière de Dean Baquet, "il faut revenir à la Nouvelle Orléans, ce lieu qui lui donna cette grâce sociale [….] et qui perfectionna son œil pour le scandale", écrit toujours le Washington Post. À l’instar d’un personnage mythologique, Dean Baquet semble avoir été "fait" pour le métier. Même si aucun membre de sa famille ne l'a exercé. Sa famille dirige Eddie’s, un restaurant créole dans le quartier du 7th Ward, un des moins sûrs de la ville.
Jeune pourtant, il se démenait pour trouver des sujets, de bons sujets. Il n’est encore qu’un stagiaire dans un petit journal du coin lorsqu’il part en planque pour surveiller Carlos Marcello, un des parrains de la mafia locale dont il avait réussi à trouver l’adresse. Il n’obtient ni photo ni interview mais son audace et sa motivation jouent en sa faveur et le fait remarquer.
Il effectue un passage au Chicago Tribune. Puis intègre le New York Times une première fois dans les années 1990. De 2000 à 2006, il collabore avec le Los Angeles Times, en devient le rédacteur en chef avant de réintégrer le New York Times, où il dirige le bureau de Washington. Le succès est au rendez-vous, l’argent aussi. "A la Nouvelle Orléans, il conduisait une Audi marron qui tombait souvent en panne, rappelle le Washington Post, mais quand il est engagé au Los Angeles Times en 2000, il s’offre une BMW décapotable et une belle maison à Santa Monica."
"Alors vous avez quoi pour moi ?"
Son amour du journalisme était viral, rappellent aussi ses anciens collaborateurs. "Son enthousiasme pour trouver les bonnes histoires et pour les creuser à fond était contagieuse", explique Russ Stanton chef du service économique au LA Times sous l’ère Baquet. Un amour qui tournait parfois à l’obsession.
"Il adorait toutes les bonnes histoires qu’il entendait. Il les aimait parfois plus que ses propres sujets [….]Mais il voulait toujours plus", confie de son côté Doyle McManus, un des chroniqueurs du LA Times, à Washington. On se disait souvent - en plaisantant - que son mantra était : ‘Alors, vous avez quoi pour moi ?’"
En dépit ou en raison d'un tempérament fougueux, Dean Baquet se fait remarquer pour ce caractère bien trempé. Il aurait, un jour, d'un coup de poing rageur, fait un trou dans un mur du New York Times après avoir appris qu'une histoire qu’il défendait ne ferait pas la Une.
Un journaliste "à l'ancienne" pour relever le défi du numérique
Um. pic.twitter.com/njgK1dmNZe
— Jim Roberts (@nycjim) 14 Mai 2014S’il semble n’avoir rien à prouver sur ses compétences journalistiques, Dean Baquet pourrait toutefois avoir à relever un défi qui le dépasse : celui du passage du journal à l’ère du numérique. Pas une mince affaire dans un paysage économique américain tourmenté. Selon le site BuzzFeed qui a rendu public, jeudi 15 mai, un rapport interne du New York Times, le journal aurait du mal à s'adapter à l’ère internet. "Ils [Huffington Post, Business Insider….] sont en avance sur nous […] Pendant ce temps, notre avantage journalistique rétrécit à mesure que ces parvenus étendent leurs rédactions", s’inquièterait le New York Times.
Un rapport qui ne va pas aider Dean Baquet à clore le dossier. Le nouveau chef du quotidien est en effet largement raillé par de nombreux confrères pour son mépris des réseaux sociaux. "On a fait toute une histoire sur le fait que Baquet n’a jamais tweeté", a récemment confirmé Mark Jurkowitz, directeur associé au centre de journalisme de l’Institut Pew. Dean Baquet n’avait en effet toujours publié aucun tweet – à 20h ce vendredi 16 mai - malgré la création d’un compte officiel. Un vide numérique qui fait mauvais genre, selon certains. C’est le cas de Jim Roberts, ancien rédacteur en chef du New York Times qui commentait mardi 14 mai sur Twitter d’un simple - mais incisif - "Um", la page entièrement blanche de @deanbaquet…