Depuis près de quinze ans, le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld ne cesse de raconter le génocide rwandais. Il a déjà consacré trois récits à cette tragédie et publie "Englebert des collines", le témoignage poignant d'un rescapé du génocide.
A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, chez Gallimard, et de la parution en version compilée de ses trois précédents récits sur le génocide rwandais, au Seuil, il revient avec Axelle Simon sur les récits de ces hommes et de ces femmes qui témoignent de leur passé et de leur vie à Nyamata, une des régions où les massacres ont été les plus massifs, devenue aujourd’hui un lieu de mémoire.
France 24 : Lors des commémorations des 20 ans du génocide organisées à Kigali, le président rwandais Paul Kagame a eu des mots durs envers la France. Qu’en avez-vous pensé ?
Jean Hatzfeld : La France est un peu responsable de ces accusations, sur lesquelles je n’ai d’ailleurs pas d’idées précises. Son tort est de ne pas accepter de regarder plus sereinement cet épisode – assez court - de son histoire. Si elle le faisait, elle s’apercevrait sans doute que ce n’est pas si terrible que ça. Cela éviterait toutes ces rumeurs, ces crispations et cette réaction assez violente du président rwandais. Que ce soit avec l’Algérie, avec l’Occupation, la France a toujours eu du mal à se retourner sur son passé.
"Englebert des collines" fait le récit d’un rescapé du génocide. Comme l’avez-vous rencontré ?
Englebert est un ami, un monsieur de 66 ans que j’ai rencontré dans son village il y a 15 ans. Ce jour-là, il m’a interpellé en me parlant de l’Olympique de Marseille. Ce n'était pas facile à cette époque. J’étais français et journaliste, les gens étaient méfiants. Englebert était en haillons. Il sentait mauvais, il était alcoolisé. Puis, d’un coup, il s’est mis à me parler "Des fleurs du mal" de Baudelaire.
Englebert refusait de parler du génocide auquel il a réchappé en vivant cinq semaines dans les marais. Puis l’année dernière, cela a changé. Il s’est mis à parler de son enfance et à parler de son expérience. Il refuse de faire des efforts pour tourner la page. Il ne veut pas retrouver la vie de haut fonctionnaire qu’il avait avant. Il considère que sa vie est cassée et il l’assume.
"Englebert des collines" est votre quatrième récit sur le génocide rwandais. Est-ce un sujet inépuisable ?
La différence entre un génocide et une guerre, c’est qu’on n’a pas de réponse aux questions. On pose des questions, qui amènent des réponses, qui amènent elles-mêmes de nouvelles questions. C’est sans fin. En fait, le mystère derrière tout cela c’est qu’on ne comprend pas l’idée de l’extermination.
Le récit se déroule dans la région de Nyamata, au sud de Kigali, où cohabitent bourreaux et survivants. Comment cela se passe-t-il ?
Les gens cohabitent, discutent, partagent la boisson au cabaret, se retrouvent au match de foot, au dispensaire, dans des associations de parents d’élèves. Bref, la vie a repris. Mais si on reste un peu plus longtemps, on se rend compte qu’il y a un souci. Ils sont incapables de parler de ce qu’il s’est passé en 1994. Les Tutsis en parlent entre eux, les Hutus en parlent entre eux, mais ils sont incapables d’en parler entre Tutsis et Hutus. C’est vertigineux. Qu’ils aient été tueurs, fils de tueurs, ou rescapés, ils ne peuvent pas en parler.
Une réconciliation est-elle possible ?
L’héritage sera difficile pour les enfants parce que l’Histoire n’est pas racontée de la même façon au sein des deux ethnies. Il est plus facile de raconter dans une famille tutsie ce qu’il s’est passé et de dire pourquoi son père ou son oncle a été tué. Il est en revanche beaucoup plus difficile de raconter dans une famille hutue pourquoi son père ou son oncle a tué. Ces jeunes grandissent avec deux histoires différentes et quand ils se retrouvent à l’école, c’est un problème entre eux.