, envoyé spécial en Ukraine – La conquête éclair de la Crimée suivie de son rattachement à la Russie par référendum donnent des ailes aux mouvements pro-russes à Donetsk, fief du président déchu Victor Ianoukovitch, dans l’est de l’Ukraine. Reportage.
Depuis la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch le 22 février, Donetsk, ville de deux millions d’habitants, est plongée dans un climat de guerre froide soigneusement entretenu par des militants pro-russes. Palais du gouverneur, parquet, et plus récemment siège des services de sécurité (SVU)... À chaque fois, quelques milliers de manifestants parviennent à déjouer les dispositifs policiers pour pénétrer dans des bâtiments administratifs, y hisser un drapeau russe, avant de repartir rapidement.
"Nos manifestations sont avant tout symboliques. Montrer que l’on peut hisser le drapeau russe à ces endroits constitue une sorte de guerre idéologique", confie à FRANCE 24 Serguei Fedchenko, activiste de 29 ans opposé la souverainté de Kiev sur l'est ukrainien.
Le jeune ophtalmologiste réfute néanmoins toute participation des autorités de Moscou à ces coups de force répétés. "Si nos actions avaient été organisées par les services secrets russes, ça aurait été fait de manière beaucoup plus professionnelle. Contrairement au mouvement de contestation place Maïdan à Kiev, à Donetsk nous n’avons jamais eu les infrastructures nécessaires pour manger, dormir et combattre".
Le repoussoir de Maïdan
Maïdan est devenu ici l’incarnation du mal absolu qui fédère tout ce que cette cité industrielle compte de pro-Russes. Nostalgiques de l’URSS, défenseurs du panslavisme, ou partisans d’une autonomie renforcée de la région se retrouvent chaque jour sur la place Lénine de Donetsk, où le temps semble être resté bloqué en 1941.
"Contrairement à la Crimée, la population du Donbass [la région de Donetsk, NDLR] est plutôt passive. Mais la plupart des gens ont compris que ce qui se passe à Kiev a déjà eu lieu il y a 70 ans. C’est la peur du fascisme qui nous a réveillé", affirme ainsi Serguei Fedchenko.
Casquette vissée sur la tête et brassard d’inspiration soviétique bien en évidence, Yaroslav Korotenko se remémore clairement le 31 janvier dernier. Chauffé à blanc par les images de télévision montrant les barricades gelées au cœur de Kiev, il décide de créer "Shield", un groupe d’auto-défense. Depuis la place Lénine, il est désormais à la tête d’une organisation qui regroupe 300 gardes volontaires prêts à en découdre avec les "envahisseurs de l’Ouest".
"Nos volontaires ne sont pas armés mais ils entretiennent de bonnes relations avec la police. On sait que les provocateurs sont déjà en ville et qu’ils essaient de se regrouper", explique le jeune homme de 28 ans qui se présente comme favorable à un statut d’autonomie "similaire à celui de la Transnistrie". Une position plutôt modérée sur la place Lénine, où l’on appelle carrément à une "libération" du Donbass par l’armée russe.
À la recherche des fascistes invisibles
Les "dangereux fascistes" de Donetsk qui justifieraient l’intervention militaire du grand frère slave sont effectivement regroupés pernicieusement à quelques kilomètres de la place Lénine, sous une tente de fortune installée près d’un pont. C’est là que le dernier carré de pro-Ukrainiens - un groupe hétéroclite essentiellement composé de babouchkas, de prêtres grassouillets, de jeunes femmes et d’adolescents - attendent les troupes de choc de l’ex-Armée rouge en psalmodiant des prières pour la paix.
"Nous sommes ici pour prier afin que le bon sens revienne aux gens qui sont sur la place Lénine", déclare à FRANCE 24 David Martischenko, 17 ans. Drapeau jaune et bleu posé à ses pieds et pancarte annonçant des "prières pour l’Ukraine" dirigée vers la route, l’adolescent reconnait avoir essuyé les insultes proférées par quelques automobilistes pro-russes. Stoïque, David Martischenko s’en remet aux contacts de son prêtre avec la police locale pour la protection du petit groupe.
Cette faible mobilisation serait trompeuse selon Igor Kozlovsky, philosophe et figure locale des pro-Ukrainiens, qui soutient que de nombreux russophones du Donbass sont attachés à l’identité nationale ukrainienne. "On a vécu en Union soviétique et on connaît le caractère destructif d’une culture qui privilégie la communauté sur l’individu. Notre langue natale est le russe mais en tant qu’Ukrainiens, nous sommes attachés à une société civile où l’on respecte les points de vue de chaque personne".
Le rôle trouble de la police
"On a juste été intimidés par les nombreuses agressions à notre égard", continue Igor Kozlovsky, en évoquant les affrontements meurtriers qui ont émaillé la manifestation du 13 mars dernier. Au moins un manifestant avait été tué et et plusieurs autres blessés dans des heurts avec des pro-Russes, malgré la présence d’un cordon policier.
Depuis, les partisans de l’intégrité territoriale de l’Ukraine sont convaincus que la police de Donetsk est favorable aux mouvements pro-russes. "C’est ce que j’appelle le syndrome post-Maïdan", explique Igor Kozlovsky. Les forces de l’ordre associent les gens avec les drapeaux ukrainiens aux manifestants qui ont occupé le centre de Kiev. En tant que policiers, ils ont une affinité corporatiste avec les Berkuts qui ont souffert sur Maïdan", avance le philosophe pro-ukrainien.
La police de Donetsk est également mise en cause pour avoir laissé passer à plusieurs reprises les militants pro-russes pénétrer sans résistance dans les bâtiments administratifs dont elle avait la garde. Une source policière locale a confié à FRANCE 24 avoir reçu des instructions pour utiliser "ni matraque, ni gaz lacrymogène" afin d’éviter que les manifestants reviennent "casqués et armés comme à Maïdan". Une explication qui ne satisfait pas les pro-Ukraine de Donetsk, qui perçoivent ces débordements comme autant d’appels du pied aux forces russes massés de l’autre côté de la frontière.