à al-Qaa (Liban) – Pris en tenaille entre le Hezbollah et des rebelles syriens, le village libanais d’al-Qaa, à quelques encablures de la frontière syrienne, tente de rester hors du conflit. Reportage.
Al-Qaa a des apparences de bourg paisible. Ses rues sont souvent vides, abandonnées à un calme que seul le passage d'un camion vient parfois troubler. En fin de journée, la nuit tombe brusquement, happant ce village du nord-est du Liban dans une épaisse obscurité. La plaine de la Bekaa, qui s'étend à l'horizon, s'illumine alors de petits points scintillants, témoins d'une présence humaine souhaitant ces temps-ci se faire discrète. Dernière localité avant la frontière syrienne, le village chrétien d'al-Qaa vit depuis trois ans au rythme d'une guerre qui n'est pas la sienne. Les bombardements du régime syrien font vrombir les fenêtres de ses maisons. Les roquettes des rebelles sifflent au-dessus des habitants avant de s'écraser, par erreur, dans leurs champs.
La localisation d'al-Qaa est en effet inconfortable. Le village est situé dans la région de Hermel, au pied du Mont Anti-Liban, qui fait office de frontière entre la Syrie et la Liban. Cette vaste montagne rocailleuse est devenue le refuge de nombreux combattants opposés au régime syrien. Au sud d'al-Qaa se trouve Ersal, fief sunnite des rebelles au Liban. Le bastion du parti chiite Hezbollah, allié de Damas, se trouve lui à l'est du village. "Les rebelles visent le Hermel pour punir le Hezbollah d’intervenir en Syrie", explique Khalil, un quinquagénaire résidant à al-Qaa. "Le problème c’est qu’ils tirent au hasard et on ne sait jamais où les roquettes vont tomber ".
La situation d'al-Qaa s'est sensiblement détériorée ces dernières semaines. Des roquettes tombent quotidiennement près de la ville. Jusqu'à présent aucune perte humaine n'est à déplorer mais la peur se fait sentir. Chacun a en mémoire l'incident survenu fin janvier dans le village voisin de Ras Baalbek, où quatre personnes ont été blessées par l'explosion d'un missile devant une église. À ces tirs perdus viennent s’ajouter les attentats kamikazes visant le Hezbollah : le 22 février, trois personnes sont décédées dans l’explosion d’une voiture piégée à Hermel. Environ 200 familles ont déménagé récemment en raison de la situation sécuritaire.
Plan d’urgence
Face à cette menace, Al-Qaa s'organise. "On fait des réserves de médicaments, de nourriture et d’essence au cas où les routes seraient impraticables, s’il y a trop de roquettes qui tombent", détaille Hikmat Aad, chef du secteur de Baalbek pour l’ONG Caritas. Cet habitant, qui tient aussi une épicerie, rappelle qu'une telle situation ne serait pas une première : "En 2006, l'aviation israélienne a bombardé la région contre le Hezbollah, on s'est retrouvé isolé", se souvient-il en montrant le plan d'urgence qu'il vient de rédiger pour Caritas.
Ces jours-ci, la menace d'un double front se précise. Côté Hezbollah, surveiller les
environs d'al-Qaa est une nécessité : "La prochaine étape des rebelles peut être d'aller dans le Hermel et pour y parvenir ils devront forcément passer par al-Qaa", souligne Hikmat Aad. Le parti chiite est bien implanté aux alentours mais se tient à distance des affaires du village. "Le Hezbollah se comporte bien [avec les habitants d'al-Qaa]. Il essaye de nous rassurer, nous dit qu’il nous protège ", précise-t-il.
La situation n'en est pas moins inconfortable pour les habitants d'al-Qaa, qui craignent que ces contacts accrus avec le Hezbollah ne les mettent en danger vis-à-vis de la rébellion syrienne. La tension est encore montée d'un cran après que le régime syrien a repris le 16 mars la ville de Yabroud en Syrie, de l'autre côté des montagnes. Le même jour, un attentat à la voiture piégée a explosé à Al-Nabi Othman, près de la frontière syrienne. L'explosion, revendiquée par Jabhat al-Nosra, a coûté la vie à deux membres du Hezbollah. Le lendemain, la ville chiite de Laboué, contrôlée par le parti à 20 km de Qaa, a été visé par plusieurs missiles.
Mais al-Qaa redoute tout autant le passage d'hommes armés proches de la rébellion qui risquerait d’attirer à leur tour les représailles du régime syrien sur le village. "Une partie des terres de Machari al-Qaa appartiennent à des gens d’Ersal qui sont contre le régime et qui combattent avec les rebelles", déplore Maha al-Moallem, professeur de français vivant à al-Qaa depuis 17 ans. "Ils sont armés et amènent les problèmes". Dans la province nord du Akkar, plus à l'ouest, des maisons libanaises soupçonnées d'abriter des combattants sont régulièrement bombardées par l'artillerie syrienne.
Les limites de la neutralité
Pour ne pas attiser l'animosité d'un camp ou de l'autre, al-Qaa affiche une scrupuleuse neutralité. Les 25 000 réfugiés syriens établis non loin du village à Machari al-Qaa, considéré comme une base arrière des rebelles, disposent d'une assistance bien meilleure que dans beaucoup d'autres localités libanaises. Elian Nasrallah, prêtre d'al-Qaa depuis 1984, travaille sans relâche à ce que les réfugiés soient accueillis au mieux : les portes du dispensaire leur sont grandes ouvertes. Une école accueillant plusieurs centaines d'élèves syriens a été créée. "Chaque personne, quelque soit sa religion ou son orientation politique, a le droit d'être aidée", dit-il.
L'armée libanaise a quant à elle bien du mal à faire face aux menaces avec ses moyens limités. Même si elle a renforcé ses effectifs à al-Qaa, elle ne peut surveiller les kilomètres de dénivelés rocheux dans lesquels rebelles et contrebandiers se déplacent. Alors une ronde de nuit quadrille désormais al-Qaa jour et nuit. Trente policiers participent au dispositif mis en place il y a un peu moins d'un an. Plusieurs civils d'al-Qaa, pour beaucoup des soldats de l'armée libanaise à la retraite, les suppléent. À la tombée du jour, difficile de ne pas remarquer la présence de leurs pick-ups aux chauffeurs cramponnés à un talkie-walkie : chaque étranger est désormais contrôlé. Miled Rizk, maire d'al-Qaa, souligne pourtant que jamais les miliciens ne font justice eux-même : "Quand on repère quelque chose d’étrange, on prévient immédiatement l’armée".
Mais cette neutralité affichée a ses limites. Miled Rizk a reçu des menaces pour avoir dénoncé à la télévision le manque de sécurité à la frontière que des voitures sans plaques franchissent allégrement. "J’ai reçu un sms du groupe djihadiste de l’Etat islamique en Irak et au Levant", témoigne-t-il son téléphone à la main. "On a promis de m'écraser comme Bachar al-Assad". Simple intimidation ou réelle menace ? En tous cas, l’irruption des éléments djihadistes de la rébellion syrienne pourrait changer la donne. "Ils peuvent d’autant plus nous attaquer qu’on est chrétien", déplore Maher, jeune propriétaire d’un café. Maria, une habitante d’al-Qaa, précise qu’aucune menace d’ordre religieux n’a été adressée au village. Mais la jeune femme n’est pas rassurée pour autant : "Les chrétiens libanais sont majoritairement avec le régime syrien", dit-elle. "Si Bachar tombe, on sait qu’on sera les premiers punis en représailles".