
La chancelière allemande Angela Merkel veut discuter avec François Hollande, mercredi, de l’idée d’un Internet européen pour lutter contre la cybersurveillance de la NSA. Une ambition louable pour certains, mais difficile à mettre en œuvre.
Angela Merkel a visiblement gardé une dent contre la NSA, qui avait, d’après des révélations d’Edward Snowden, mis son téléphone portable sur écoute. La chancelière a défendu, samedi 15 février, la constitution d’un réseau européen de télécommunications pour se protéger des oreilles indiscrètes des espions américains.
Elle compte évoquer cette question avec François Hollande lors du conseil des ministres franco-allemands, mercredi 19 février. “Nous parlerons avec la France de la manière d’assurer un niveau élevé de protection des données”, a affirmé Angela Merkel dans un podcast diffusé sur le site de la chancellerie allemande.
Le grand dessein d’Angela Merkel peut sembler séduisant dans son objectif : réduire l’exposition des Internautes français aux grands filets de la cybersurveillance “made in USA”. “Nous évoquerons nos opérateurs télécom, qui doivent permettre à nos concitoyens de ne pas avoir à envoyer leurs courriels et autres données de l’autre côté de l’Atlantique”, a résumé la chancelière allemande.
Cet appel à un Internet européen est assuré de trouver un écho favorable côté français. L’Élysée a confirmé à l’agence de presse Reuters être sur la même longueur d’onde que Berlin sur cette question.
Le précédent brésilien
Mais à quoi ressemblerait cet Internet étanche à la NSA ? “Ce qu’Angela Merkel souhaite, c’est une sorte de frontière européenne à l’Internet”, décrypte un consultant français spécialiste des infrastructures sur le Web, qui préfère garder l’anonymat. “Ce serait un ‘Schengen’ des réseaux [en référence à l’espace de libre circulation des personnes à l’intérieur des frontières du pacte de Schengen, NDLR]”, résume pour sa part le blog allemand Netzpolitik, spécialisé dans les questions de gouvernance de l’Internet.
Un concept qui semble difficilement adaptable au caractère mondialisé de l’Internet. “Il faudrait mettre en place une sorte d’intranet européen au sein duquel les utilisateurs n’auraient accès qu’aux services, qui acceptent de stocker les données personnelles sur le sol européen”, explique Jean-François Beuze, expert de la sécurité des réseaux informatiques et PDG de la société française Sifaris. Car pour minimiser les possibilités d’accès par la NSA aux données personnelles, la principale option consiste à forcer les Google, Apple, Facebook et Amazon - surnommé les “GAFA” - à conserver ces précieuses informations dans des centres de données en Europe où les gouvernements peuvent maîtriser l'accès à ces infrastructures.
Une idée déjà évoquée par le Brésil en novembre 2013. La présidente Dilma Rousseff s’était attirée les foudres de Google & Co. en présentant un plan similaire. Les géants américains du Web, furieux à l’idée de devoir dépenser des fortunes pour construire des centres de données au Brésil, avaient menacé de priver les Brésiliens d’accès à leurs services. “Un bras de fer similaire semble probable en Europe, si l’idée d’Angela Merkel venait à se concrétiser”, prévoit Jean-François Beuze. “Il y a aussi le danger du retour de flammes et les entreprises européennes risquent de ne pas apprécier si les États-Unis décident de leur imposer le même genre de mesure”, ajoute l’expert en infrastructures sur Internet.
Un Airbus des infrastructures Internet
Une manière de contourner ce clash annoncé avec les “GAFA” serait de disposer de solutions européennes de remplacement. La menace de ne plus servir les Internautes européens deviendrait moins forte si un moteur de recherche, un réseau social ou un service de messagerie “made in UE” du calibre des services américains existaient. “Mais les problèmes d’harmonisation juridique et fiscale entre tous les pays européens sur les questions du numérique font qu’on n’a jamais eu de vrais géants européens capables de concurrencer Google ou Facebook”, regrette le spécialiste des infrastructures Internet.
Il y a, en outre, le problème des infrastructures réseaux. “Une partie est d’origine américaine et on peut soupçonner la NSA d’avoir accès aux données qui transitent par elles”, note Jean-François Beuze. En clair, pour transformer le rêve d’Angela Merkel en réalité, il faudrait que les modems, routeurs et réseaux en fibre optique soient, tous, d’origine européenne contrôlée. “Cela nécessite la création d’une sorte d’Airbus européen des infrastructures Internet”, prévient Jean-François Beuze. Un projet à la faisabilité douteuse d’après lui : “Je ne pense pas que l’Europe ait les moyens économiques et la volonté politique pour le faire”.
Surtout, un tel Internet européen pourrait laisser la NSA à la porte de l’Europe, mais “ne protègerait pas pour autant les données personnelles des Internautes de l’indiscrétion des services de renseignements européens”, note le spécialiste des infrastructures Internet. Les révélations d’Edward Snowden ne concernaient pas uniquement la NSA : les espions britanniques apparaissent également dans les documents rendus publics par l’ex-consultant. Les débats sur le désormais fameux article 20 de la Loi française de programmation militaire ont démontré l’intérêt des services de renseignement français pour l’interception des données électroniques des Internautes.
Le projet d’Angela Merkel a certes un but louable, mais il risque de mettre en place un Internet qui, pour Jean-François Beuze, “pourrait entraîner une dégradation de la qualité des services proposés aux Internautes européens, sans pour autant protéger leurs données personnelles de la curiosité des services de renseignement autre que la NSA”.