
Pendant plus de dix jours, Charlotte Boitiaux a correspondu avec Salahudine, ce jihadiste français parti combattre en Syrie. Une correspondance compliquée où affection et prise de distance journalistique se sont confrontées.
Il était environ 22 heures quand la fenêtre s’est ouverte sur ma page Facebook. On était le 27 janvier, je finissais un papier et j’ai reçu un simple message : "En direct de Syrie contre l’armée de Bachar". La phrase était accompagnée d’une photo : on y voyait un homme plutôt jeune, une Kalachnikov à la main, une ceinture d’explosifs autour de la taille, l'air fier et guerrier. Je n’ai pas tout de suite compris. Mais je l'ai tout de suite reconnu.
Salahudine, ce garçon que je connaissais depuis cinq ans, avec qui je déjeunais parfois, avec qui j’avais ri, était parti à 3 000 kilomètres de sa ville natale pour combattre Bachar al-Assad aux côtés des fous de Dieu. J’ai mal réagi. "Qu’est-ce que tu es parti faire là-bas ! Réponds-moi. C’est dangereux ! Tu combats avec les jihadistes ! Ça va pas ou quoi ?". Sa réponse fut immédiate. "On combat le régime tout simplement. Ne t’inquiète pas". J’ai su à ce moment précis que je voulais écrire son portrait et que cet exercice serait sans doute le plus compliqué qu’il m’ait été donné de faire.
Salahudine n’était pas un inconnu. Il n'était pas un ami non plus, mais il connaissait ma famille. Il avait partagé la même table que mes parents et les mêmes conversations. Comment donc prendre la distance nécessaire pour lui poser des questions sans l’invectiver ? Comment lui parler avec le recul nécessaire à tout journaliste ? Comment lui parler, tout simplement ? Il a tout de suite senti cette fragilité. "Je te fais confiance, Charlotte. Je répondrai honnêtement à toutes tes questions. Demande-moi ce que tu veux du moment que ça ne met pas ma famille en danger [….] J’aimerais bien laisser une trace de mon court passage sur Terre", m’a-t-il simplement écrit. La première fois que j’ai pu lui parler au téléphone, je fus désarmante de naïveté. Il était minuit. J’ai begayé. "Allo ? Salahudine ?… Tu vas bien ? Je sais pas quoi te dire… Je… Ils te traitent bien Al-Qaïda… ?" Il a ri, si fort. J’ai ri aussi.
J’ai culpabilisé presque immédiatement. On était complices. Depuis le premier message, on était complices. Je n’assumais pas, je refusais de m’inquiéter pour un garçon dont la vie avait basculé dans le fanatisme religieux. Et qui plus est, avait emmené des enfants avec lui. Il me racontait son adoration pour Ben Laden, sa dévotion pour Al-Qaïda. J’étais écœurée, certes, mais je n’arrivais pas à le détester. J’ai essayé de le convaincre de rentrer, évidemment. L’idée était aussi bête que vaine. Il était bien trop tard et Salahudine n’était plus le Parisien que je connaissais.
Pourtant, il restait prévenant. "Ça va ta famille ? Dis à Jérémie [un ami] que nos conversations me manquent". Comme il aurait été plus facile qu’il soit odieux, haïssable, arrogant. Qu’il ressemble à l’image qu’on se fait d’un combattant d’Al-Qaïda, un être sans cœur et sanguinaire. Dès le deuxième jour de conversation, Salahudine a commencé à me laisser entrer dans son intimité de combattant. Et d’homme. Il m’a raconté comment il avait ôté la vie d’un soldat du régime. Pourquoi il ne culpabilisait pas. Pourquoi il n’hésiterait pas à se faire exploser s’il n’avait pas le choix. Il pouvait être si froid aussi.
Le troisième jour, les heures se sont écoulées sans réponse. J’étais inquiète. J’ai attendu. Je tournais en rond chez moi. "Désolé, je viens de voir tes messages. Tu sais, je peux pas te répondre tout le temps. Je suis au front". J’ai eu les larmes aux yeux. Je savais qu’il voulait mourir en martyr, mais je me refusais à cette idée. Ça le faisait rire. "La mort est une récompense pour moi. Je vais bientôt retrouver mon Bienfaiteur", répétait-il souvent.
Je lui ai dit que l’écriture de l’article allait être compliquée. "Tu t’attaches à moi, hein ? LOL", a-t-il envoyé un soir, pendant un de ses tours de garde où il se plaignait du froid. Il avait vu juste. Je m’attachais à lui.
Je n’arrivais pas à prendre de recul. Il me faisait rire. C’est très déconcertant de voir un membre d’Al-Qaïda plaisanter. "Tu n’es plus en couple depuis un an ? Si j’avais su, je t’aurais fait la cour !" Une fois, j’ai joué le jeu. "Si on avait été ensemble, tu crois franchement que je t’aurais suivi dans cette folie jihadiste ? Déjà que moi et ma propre religion, on est pas franchement potes…". "Je suis sûr que tu te serais convertie. MDR", avait-il répondu.
Salahudine met des "MDR" tous les 10 messages. Jusqu’au 5 février, il m’a parlé tous les jours, a répondu à toutes mes questions. Cela représente quelque 150 pages de conversation. Puis, brusquement, plus rien. Le dernier message que j’ai reçu fut un brutal retour dans la réalité de l’enfer syrien : "C’est chaud. C’est très chaud. Bachar envahit la ville. Je m’inquiète pour la sécurité des filles [les deux filles de sa compagne]". Égoïste, je ne lui ai pas demandé comment il allait. Je n’ai pensé qu’au papier. "J’ai encore quelques questions, Salahudine ! Ça ne sera pas long. La première journée en Syrie. Il me faut plus de détails. La nuit, le jour. Mets-toi à la place du lecteur. Tu arrives et quoi ? Tu connais personne, tu connais pas le pays. Comment tu sais où aller, quelle route prendre ? Donne-moi des détails".
Il ne répondra plus.
J’ai écrit le papier à la première personne, la veille de sa "disparition". L’exercice était compliqué, comme prévu, mais plus honnête. Me mettre dans sa peau m’a permis de retranscrire ses sentiments, sans trop trahir notre proximité. Chacun, de cette façon, jugera à la lecture de l’article ce qu’il pense de lui. Je lui avais demandé de le relire pour me dire si je n’avais pas fait d’erreur. Je n’arrête pas de penser à ce qu’il m’a dit : "Mortel, ce papier. Merci. Tu sais, j’y connais rien. Je me fous de qui va le publier du moment que toi, tu y gagnes quelque chose." J’y ai gagné un peu d’argent et un peu de visibilité. Et j’ai réalisé ton souhait, Salahudine, tu as laissé une trace de ton court passage sur Terre.
Retrouvez Charlotte Boitiaux jeudi 13 février sur RFI à 12h15 et sur FRANCE 24 à 13h45 dans "Paris Direct".