
Mykola Azarov, ex-Premier ministre de l'Ukraine, s’est envolé vers l’Autriche quelques heures à peine après avoir été relevé de son poste, rappelant au bon souvenir des Ukrainiens les liens troubles entre leur pays et le paradis fiscal européen.
Quelques heures après avoir annoncé sa démission, mardi 28 janvier, le Premier ministre ukrainien Mykola Azarov a embarqué femme et bagages dans son jet privé. N’importe qui aurait pu croire qu’il se précipiterait en Russie, dont il défend ardemment l’influence sur l’Ukraine. Mais c’est sur l’Autriche que l’ancien chef du gouvernement a jeté son dévolu, pour aller y passer quelques jours. Un choix surprenant au regard des convictions qu’il a affichées ces derniers mois : ce pays, en plus de faire partie de l’Union européenne qu’il a tant vilipendée, autorise, ô horreur, les unions homosexuelles, "une décadence" qu’il craignait voir débarquer sur sa terre natale.
Mais à Vienne, Mykola Azarov entretient de solides attaches. Son fils Oleksiy, par ailleurs député ukrainien, y possède une villa, réputée pour son luxe ostentatoire. Son épouse, bien que fiscalement déclarée femme au foyer en Ukraine et donc non imposable, y fait de lucratives affaires. Elle a massivement investi dans le secteur du luxe, à travers un maillage aussi complexe qu’opaque de sociétés... Dont certaines, à en croire leurs statuts officiels, sont liées aux sulfureux frères multi-millionnaires Andriy et Serhiy Klyuev, eux-mêmes proches du président Ianoukovitch.
Ianoukovitch et sa "famille"
Les frères Klyuev, de riches industriels originaires de la région de Donetsk (fief de Viktor Ianoukovitch), sont deux personnages clés du monde politique ukrainien. L’un, Serhiy, est député du parti des Régions au pouvoir, l’autre, Andriy, était jusqu’à fin janvier chef du conseil de sécurité nationale. Son nom est exécré place Maïdan à Kiev, épicentre, depuis le 21 novembre 2013, de la contestation contre le gouvernement. L'homme est tenu pour responsable des violences policières contre les manifestants.
Selon plusieurs diplomates, Washington a, pour cette raison, annulé son visa dans le cadre de sanctions ciblées contre certains membres du régime ukrainien. Mais Andriy Klyuev n’a pas été écarté du pouvoir, au contraire : après la démission du Premier ministre et la dissolution du gouvernement, fin janvier, l’homme a été promu chef de l’administration présidentielle. Il lorgne désormais le poste de Premier ministre.
"Depuis que Ianoukovitch est arrivé au pouvoir [en 2010, NDLR], il a écarté un certain nombres de personnes de postes clés pour y placer ses fidèles. Il a ainsi reconstitué autour de lui un véritable clan, composé en majorité de personnes originaires, comme lui, de Donetsk, liées directement à son business et celui de son fils Alexandre, à son cercle d’amis ou familial", explique Alla Lazareva, journaliste ukrainienne installée en France.
Pas étonnant donc que les frères Klyuev soient mêlés aux affaires de la famille Azarov. Tous font partie de la "simia", la famille, en ukrainien. Mykola Azarov, bras droit de Ianoukovitch depuis ses débuts en politique, en est un pilier. "C’est un pouvoir très opaque basé sur les relations personnelles. Le clan est organisé comme une mafia, comme une bande de gangsters", poursuit la journaliste. D’ailleurs, nombreux sont les analystes à qualifier l’organisation politique mise en place par le clan de "kleptocratie", tant la "simia" engrange d’argent grâce, notamment, à la corruption. "De l’argent ukrainien approprié par les oligarques", résume Alla Lazareva.
Vienne, plaque tournante de l’argent sale
Et c’est là que Vienne, à seulement deux heures d’avion de Kiev, prend toute sa place dans le système Ianoukovitch. Les frères Klyuev et la famille Azarov sont loin d’être les seuls Ukrainiens à arpenter le quartier d’affaires de Vienne. Car l’Autriche a un atout auquel nombre d’oligarques résistent peu : elle accueillerait avec une bienveillance certaine – et dans une opacité quasi-totale – leur argent plus ou moins sale, leurs sociétés aux airs de montages financiers crapuleux et leurs investissements massifs dans l’immobilier. "Les systèmes fiscaux et juridiques autrichiens sont suffisamment confortables pour que les riches Ukrainiens viennent y créer des entreprises et acheter de l’immobilier", note Alla Lazareva. Selon une enquête menée par le magazine autrichien "Format", Vienne ne serait que la plaque tournante des avoirs ukrainiens, qui sont ensuite transférés vers les Îles Vierges, Chypre, Panama et l’État américain du Delaware.
C’est donc par l’Autriche – mais aussi la Suisse, le Liechtenstein et le Royaume-Uni – que passe la majeure partie de l’argent amassé par les oligarques ukrainiens. Les exemples sont légion. Les avantages fiscaux et bancaires de ce petit pays alpin ont également séduit Dmitri Firtash, un magnat ukrainien du gaz et des transports, à qui l’ex-Première ministre Ioulia Timochenko doit par ailleurs ses "ennuis judiciaires". Lui aussi y a installé une discrète société, Group DF, qui emploie deux personnes.
La petite SARL avait, en juin 2011, attiré l’intérêt de plusieurs journalistes quand, conviés à visiter le bureau de Viktor Ianoukovitch dans sa résidence, ils y avaient remarqué, soigneusement rangé sur des étagères, un dossier intitulé "Group DF, siège social, Vienne". Ils ont découvert auprès de sources au sein du renseignement autrichien que la petite SARL n’était en réalité qu’une société écran, aux ramifications en Suisse, à Chypre et au Tadjikistan, appartenant au milliardaire ukrainien.
Une confortable "datcha"
À quelques pas de DF Group se trouve la société chargée de gérer l’une – au moins – des somptueuses résidences personnelles de Ianoukovitch, une confortable "datcha" de 620 m2 nommée "Mejgorié", dotée d’une piscine et d’un club nautique, située dans un parc de 137 hectares non loin de Kiev. Louer une telle demeure relève du miracle, ou de l’aubaine, pour Ianoukovitch, mécanicien de formation, déclarant (en 2011) un revenu annuel de seulement 80 000 euros annuels.
Sous l’URSS, ces 137 hectares étaient propriétés de l’État. À l’indépendance, en 1991, le domaine a été privatisé, puis racheté quelques années plus tard par une entreprise de Donetsk, elle-même propriété d’un consortium d’entreprises, siégeant à Londres et à Vienne, menant vers… Viktor Ianoukovitch, qui, selon plusieurs enquêtes menées par des journalistes indépendants, en serait donc non pas le locataire, mais le propriétaire. Sa fortune personnelle est aujourd’hui estimée à 150 millions d’euros.
À ce jour, la société "Euro East Beteiligungs", qui possède au final le domaine à 99,97 %, siège dans un modeste bureau de Vienne. Mais que les Ukrainiens se rassurent, lors de la campagne d’entre deux tours en 2010, Viktor Ianoukovitch déclarait : "Il n’y a pas d’homme plus transparent que moi en Ukraine". Une affirmation que ne manquera pas de noter l’ONG Transparency International qui, dans son classement de la corruption publiée fin 2013, a placé l’Ukraine à la 144e place sur 177 pays, au même niveau que la République centrafricaine.