Des comédiens français et allemands se réunissent sur scène pour donner vie aux textes de deux soldats de la Grande Guerre : Maurice Genevoix et Ernst Jünger. Un récit à six voix pour une souffrance identique de chaque côté des tranchées.
"Les récits de ces fils partis insouciants et véhéments, obéissants et consentants, jetés en enfer, et qui une fois revenus par le destin épargnés n’ont pu suivre qu’en témoignant des morts". À 24 et 19 ans, le Français Maurice Genevoix et l’Allemand Ernst Jünger se sont retrouvés propulsés sur le champ de bataille. En pleine jeunesse, ces deux ennemis ont connu la destinée de millions de soldats. L’odeur de la mort, la boue des tranchées, la disparition d’un camarade ou le tumulte de la mitraille. De cette vie au front, ils ont tiré chacun un texte majeur, "Ceux de 14" pour le premier et "Orages d’acier" pour le second.
"Un seul et même corps d’homme"
Pour la toute première fois, ces deux terribles témoignages sont réunis sur une même scène. Dans "La passion des soldats de la Grande Guerre", présenté cette semaine à Paris à l'Institut Goethe, le metteur en scène Xavier Gras fait dialoguer ces deux auteurs. Les nationalités s’effacent pour retracer une seule et même descente aux enfers. "On brouille les pistes. Ce sont un Français et un Allemand, mais ce qui m’intéressait c’est que l'on parle des soldats en général. Des trois millions et demi de soldats français et allemands confondus qui sont morts dans les tranchées", explique le concepteur du spectacle. "Au moment, où on parle des relations franco-allemandes, de la construction de l’Europe, on sent qu’on a besoin des uns et des autres. Je trouve que c’était un beau geste à faire".
À travers les six comédiens qui font revivre la parole de Genevoix et Jünger, les Français et les Allemands sont montrés sous un même jour. Du départ énergique vers le front, au premier coup de feu, en passant par le froid, ou la faim, jusqu’aux blessures, les hommes sont plongés dans une seule tragédie. "On parle de la souffrance en général. Il y a un camp français et un camp allemand, mais au final, on sent que c’est un seul et même corps d’homme", souligne le comédien Thierry Simon, qui sur scène reprend la voix de Maurice Genevoix.
Une guerre toujours aussi méconnue en Allemagne
Pour mieux accentuer ces ressemblances, Xavier Gras a choisi de faire appel à des artistes des deux nationalités. Tour à tour, chacun dans leur langue, Français et Allemands passent d’une tranchée à l’autre. Les mots de Genevoix et de Jünger se succèdent sans temps-mort et à l’unisson. "C’est un cœur de soldat, c’est la voix de tous les soldats qu’on défend", note la comédienne Vanessa Mecke avec beaucoup d’enthousiasme. Pour cette Allemande, ce spectacle est aussi l’occasion de renouer avec une histoire ignorée. Dans son pays, la Première Guerre mondiale reste encore très méconnue cent ans après : "En Allemagne, on est très fixé sur la Deuxième Guerre mondiale. On lit beaucoup dessus, jusqu’à ce qu’on soit bien rempli. La Première Guerre mondiale a été recouverte par la seconde".
Pour son compatriote et camarade de scène Fabian Arning, le constat est le même : "À part les tranchées, on ne sait rien. C’est comme si on découvrait une période dont on a peu entendu parler. On en parle peut-être moins, car cela a été une défaite. La Deuxième Guerre mondiale aussi, mais peut-être que le peuple a aussi plus souffert après la Première. Il y a eu des famines. Et puis comme la Grande Guerre a été l’un des déclencheurs du conflit suivant, c’est peut-être aussi pour cela qu’on en parle pas". Plus habitué à ce qu’on lui propose des traditionnels rôles de nazis, Fabian Arning est heureux de pouvoir redonner la parole à ces soldats oubliés : "On arrive à se rendre compte de ce qu’ils vivaient tous les jours. Ils restaient dans cette humidité, dans le froid sans bouger. Ils étaient comme des rats. C’était la même chose des deux côtés".
Une vie quotidienne identique, mais deux façons de la raconter. Façonnés par deux cultures différentes et dotés de caractères très éloignés, Maurice Genevoix et Ernst Jünger ont chacun un style bien particulier. "Dans le texte de Genevois, il y a énormément d’humanité. Il voulait connaître chacun de ses hommes. Ils avaient tous une personnalité et un visage. Ce n’était pas comme Jünger qui voyait juste une masse de soldats héroïques qui foncent vers leur destin. Jünger adorait la guerre et la faisait passer au dessus de tout", résume Thierry Simon.
Si ces deux auteurs se rencontrent aujourd’hui dans "La passion des soldats de la Grande Guerre", leur destin s'est déjà croisé par le passé. De février à avril 1915, chacun dans leur camp, à quelques mètres l’un de l’autre, ils ont participé tous les deux à la bataille des Éparges dans la Meuse. Maurice Genevois y fut d’ailleurs évacué du front après avoir reçu trois balles. De son côté Ernst Jünger termina la guerre en 1918, non sans avoir été blessé à quatorze reprises.
-La passion des soldats de la grande guerre, vendredi 7 et samedi 8 février 2014, 19h30, Goethe-Institut, 17 av. d'Iéna, 75116 Paris