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Théâtre : l'union sanglante des Ben Ali version Macbeth

Dans sa dernière pièce, le Tunisien Lotfi Achour revisite "MacBeth" de Shakespeare à travers l'histoire du couple Ben Ali. Une plongée dans l'intimité d'un duo enfermé dans sa folie et une réflexion sur l'exercice du pouvoir dans le monde arabe.

Les mains baignant dans le sang. Le sourire aux lèvres. Le regard sans compassion. Maczine et Lady Leïla se délectent avec ivresse de leur pouvoir. Avide et bestial, le couple diabolique monte une à une les marches vers le sommet de l’État. Écrasant impitoyablement ses adversaires, effrayant ses alliés, hypnotisant les foules, le duo politique s’enfonce peu à peu dans la folie. "Nous avons bouffé le roi !", hurlent-ils d’une même voix entre rage et bonheur.

Dans la dernière œuvre de Lotfi Achour intitulée "Leïla and Ben - A bloody history", la frontière est mince entre fiction et réalité. Derrière les personnages cruels de Macbeth et de sa Lady, le metteur en scène tunisien a nettement dessiné les traits de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali et de sa femme Leïla Trabelsi. Invité en 2010 à adapter une pièce dans le cadre du World Shakespeare Festival, Lotfi Achour avait pourtant choisi au départ de reprendre "Roméo et Juliette", mais l’œuvre avait déjà été prise par un auteur irakien."Après, j’ai donc proposé 'Macbeth'. Cela me semblait tellement évident de le transposer dans le monde de Ben Ali et de sa femme", explique le metteur en scène originaire de Tunis, qui a commencé à écrire son histoire alors que le couple était encore au pouvoir.

Tout comme dans la tragédie élisabéthaine, les anciens dirigeants de la Tunisie sont dévorés par l’ambition. Poussé par sa femme, Macbeth assassine le roi Duncan. Sous l’emprise de Leïla, Ben Ali enterre Bourguiba. Les similitudes sont frappantes, mais la ressemblance n’est pas totale. "On fait un va-et-vient dans notre spectacle entre Shakespeare et notre adaptation. Dans l’œuvre originale, au début, Macbeth est un peu hésitant à tuer le roi et prendre sa place. C’est Lady Macbeth qui le pousse à le faire. Il est pris de remords par la suite, mais petit à petit il va être de plus en plus fort et elle va s’effacer en basculant dans la folie, explique Lotfi Achour.Dans notre pièce, on a eu un mouvement un peu contraire, car dans la réalité historique, Ben Ali était un homme fort dans l’appareil de l’État, mais c’était aussi un être faible, timide et un peu coincé dans la vie privée."

"On ne se rebelle pas contre son père"

À travers ce spectacle docu-fiction, l’auteur s’interroge aussi sur l’exercice du pouvoir dans le monde arabe : "On retrouve des systèmes qui se ressemblent beaucoup, en Tunisie, mais aussi en Égypte, en Arabie saoudite. On s’est dit qu’il y avait un lien et qu’il fallait se demander d’où venait cette singularité ? Est-ce que nous avons une histoire, une culture politique ou religieuse qui ne peuvent générer que des dictatures ?" À l’aide de chants, de marionnettes et d’interventions vidéos d’intellectuels tunisiens, Lotfi Achour analyse les rouages de la politique de terreur. "Le sang appelle le sang", répète inlassablement l’un des comédiens, en arabe dans le texte. Malgré les prisonniers politiques, les promesses non tenues et la surveillance généralisée, le peuple préfère la force à la droiture. Pour le metteur en scène, le monde arabe est encore trop ancré dans un système patriarcal : "On a un père de la nation et on ne se rebelle pas contre son père !".

Le dramaturge montre également en filigrane la montée de l’islamisme. Un homme barbu à l’air confiant s’avance sur le bord de la scène, tandis que les Ben Ali sont emportés dans leur chute. Alors que Lotfi Achour met un point final à son histoire, le parti Ennahda vient en effet d’arriver au pouvoir en Tunisie à l'automne 2011 : "On s’est réveillé avec un pays tellement différent de celui qu’on avait imaginé. Les islamistes ont été très vite grisés par le pouvoir. Ils ont cru qu’ils allaient pouvoir tout faire et très vite : changer la société, s’enrichir ou casser les artistes. Mais, cela leur est revenu dans la figure".

Les Ben Ali ont quitté leur trône, mais le dramaturge vit toujours dans l’angoisse. Même si une nouvelle Constitution a été adoptée le 26 janvier, il reste sur ses gardes. "Je ne suis pas dans l’euphorie qui règne chez beaucoup en Tunisie et dans les médias français, affirme-t-il. On a atteint un tel fond avec les islamistes que cela ne peut que s’arranger, mais le nouveau gouvernement risque de se casser les dents. Les islamistes peuvent revenir dans quelques mois aux élections en ayant réussi à faire oublier leur bilan et en assommant les actuels dirigeants. C’est l’un de leur calcul."

Observateur attentif de cette société en constante évolution, Lotfi Achour travaille déjà sur une nouvelle création. Après avoir bousculé sur scène les clichés sur les tabous du monde arabe dans "Hobb Story : Sex in the (Arab) city" et dressé le portrait des sanglants Zine el-Abidine et Leïla dans "A bloody story" , il veut montrer la Tunisie d’aujourd’hui sur grand écran : "On est en train de préparer un long métrage qui parle du désenchantement, trois ans après la révolution".

"Macbeth : Leïla and Ben - A bloody history", au Tarmac à Paris jusqu'au 7 février.