
François Hollande est le premier président français en 22 ans à se rendre en Turquie pour une visite d'État. Entre crise intérieure turque, processus d'adhésion à l'UE qui patine et sempiternelle question arménienne, les embûches ne manquent pas.
"Enfin !", se sont dit francophiles turcs et turcophiles français de tous bords à la confirmation de la visite du président François Hollande en Turquie lundi 27 et mardi 28 janvier. "Quand on pense qu’il s’agit du premier voyage officiel d’un président français depuis Mitterrand [en 1992, ndlr], on a du mal à y croire", déclare Laurence Dumont, députée socialiste du Calvados et vice-présidente du groupe d’amitié France-Turquie. Le passage éclair de Nicolas Sarkozy en 2011 dans le cadre de sa présidence du G20 avait durablement froissé les autorités et l’opinion publique turques.
Le problème cette fois vient plutôt du contexte. "Le calendrier aurait mérité d’être accéléré, explique la députée socialiste. Là le président est rattrapé par la crise interne turque". Le voyage de François Hollande intervient en effet alors que le Parlement turc débat d’une réforme judiciaire très controversée, voulue par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Soupçonné de corruption par la justice turque, ce dernier est sous le feu des critiques pour avoir ordonné le limogeage de centaines de policiers et magistrats qu'il accuse d'être impliqués dans un complot destiné à le faire chuter. Mardi 21 janvier, la visite de M. Erdogan à Bruxelles avait été extrêmement tendue, Commission et Parlement européens n’ayant pas mâché leurs mots sur la nécessité pour la Turquie de respecter l’État de droit et la séparation des pouvoirs.
Alors que les observateurs européens sont bien en peine de se prononcer sur l’avenir du gouvernement d’Erdogan à deux mois des élections locales, l’habileté de Hollande à ménager les différents acteurs turcs pourrait bien conditionner la réussite de sa visite. L’agenda de l’Elysée en témoigne : conférence de presse non pas avec Erdogan mais avec le président Abdullah Gül, qui incarne une frange plus modérée de l’AKP, le parti au pouvoir ; clôture du Forum des entreprises franco-turques ; et allocution à l’Université Galatasaray, un établissement public turc francophone que François Mitterrand avait, lors de sa visite de 1992, porté sur les fonds baptismaux.
Montebourg en éclaireur
Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, avait partiellement déblayé le terrain au mois d’octobre lors d’une visite en Turquie. "L'objectif est de faire de nos relations économiques reconstruites le point de solidité entre nos deux pays, quelles que soient les vicissitudes politiques," avait-il déclaré à Galatasaray.
Le contexte était alors au réchauffement des relations. Le président Hollande s’apprêtait à lever le véto français, datant de Nicolas Sarkozy, sur le chapitre 22 (relatif aux aides régionales) des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Les discussions étaient aussi en passe d’aboutir sur un accord de réadmission des migrants entrés illégalement dans l'UE depuis la Turquie, ainsi que sur l’ouverture d’un dialogue pour la libéralisation des visas pour les citoyens turcs voyageant dans l’UE.
Pour Arnaud Montebourg, il s’agissait surtout d’enrayer la chute de la part de marché de la France en Turquie, passée de 6% à 3% entre 2009 et 2012. Pourtant, les perspectives de partenariats économiques ne manquent pas. Areva et GDF-Suez sont en négociation pour la livraison de quatre réacteurs nucléaires ‘Atmea’ dans le cadre d’un consortium franco-japonais qui pourrait aboutir, selon le ministre français, à la création de plusieurs milliers d’emplois directs et indirects en France. Le consortium franco-italien Eurosam est en lice pour une commande de systèmes anti-aériens dans lequel il est opposé à des industriels américains, chinois et russes. Mais rien n’est acquis, comme le montre la récente élimination de TAV, gestionnaire d’aéroports turcs dont le français ADP est actionnaire à 38%, dans l’appel d’offre pour la construction du troisième aéroport d’Istanbul.
Les dossiers qui fâchent
Restent les vicissitudes politiques et le lien qui pourrait être établi entre dérive autoritaire du gouvernement de Erdogan et processus d’adhésion de la Turquie à l’UE. D’autant que sur ce sujet, le président français, tout en prenant ses distances avec le "non à la Turquie dans l’Europe" de Nicolas Sarkozy, n’a pas dissipé le sentiment de flou suscité par sa déclaration lors de la campagne de 2012, lorsque le candidat socialiste affirmait qu’ "il n’y aura[it] pas d’adhésion de la Turquie à l’UE durant le quinquennat".
François Hollande serait bien avisé de ne pas rouvrir la boîte de Pandore, commente Marc Piérini, ancien ambassadeur de l’UE à Ankara et chercheur invité à la Fondation Carnegie. "Poser la question de l’adhésion dans le contexte actuel est très théorique et très français. L’UE et la France sont parfaitement protégées par la conditionnalité de la négociation et par le processus de ratification. Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas l’adhésion de la Turquie à l’UE, mais l’influence de l’UE sur l’allure de la démocratie turque".
Plus sensible encore, la question arménienne reste, elle, une ombre au tableau. La censure par le Conseil constitutionnel, en février 2012, de la loi de 2011 réprimant "la contestation de l’existence du génocide arménien" avait permis de décrisper un peu les tensions. Mais certains, y compris dans l’entourage du président, redoutent que la question ne revienne dans le cadre de la transposition d’une directive européenne de 2008 sur la "lutte contre le racisme et la xénophobie", qui fournirait un prétexte pour toute tentative de ressusciter la loi.
"Un message de réconciliation"
Un scénario auquel ne croit pas la députée socialiste Laurence Dumont, pour qui la visite de François Hollande s'inscrit dans une démarche d'apaisement. Le quotidien Hurriyet Daily News révélait d'ailleurs le 23 janvier que le président français prévoyait de rencontrer Rakel Dink, veuve du journaliste turco-arménien Hrant Dink, qui œuvre pour la normalisation des relations turco-arméniennes, lors de son passage.
"Alors qu’il s’efforce de rétablir les relations bilatérales dans l’espoir d’exploiter le potentiel économique de la Turquie, Hollande devrait faire en sorte que la question du génocide arménien ne prenne pas le pas sur ses tentatives d’améliorer les liens avec la Turquie. À ce titre, on attend de lui un message de réconciliation au moment où le gouvernement turc de son côté est favorable à une normalisation des liens avec l’Arménie, avec laquelle il n’a pas de relations diplomatiques", pouvait-on lire dans le quotidien anglophone turc.
Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, Hollande est dans une position "d’équilibre pas toujours bien maîtrisé", commente Didier Billion, spécialiste de la Turquie à l’Institut de relations iInternationales et stratégiques (IRIS). "Il faut voir cette visite en relation avec la politique extérieure globale de Hollande. Il a du mal à choisir entre l’atlantisme de son prédecesseur et le gaullo-mitterrandisme, davantage tourné vers l'Orient. Cette visite doit se comprendre comme un test."