
La confrérie du prédicateur Gülen apparaît comme l’ennemi juré du Premier ministre Erdogan, en mauvaise posture en Turquie. Cette communauté musulmane, implantée dans la police, possède un vaste empire et une stratégie de communication bien huilée.
Démissions de plusieurs de ses ministres, remaniement ministériel forcé… La mauvaise passe dans laquelle se trouve le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est le fruit de sa mésentente avec une influente confrérie musulmane, le mouvement Gülen. Ce dernier pourrait avoir contribué au déclenchement de l'enquête anticorruption qui a provoqué la démission des trois ministres d’Erdogan.
Anciennement alliée avec l’AKP bien qu’elle se défende de toute appartenance politique, cette confrérie est entrée en guerre ouverte avec le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis le mois de novembre, lorsque le gouvernement a annoncé son intention d’interdire ses établissements de soutien scolaire, sa principale source de revenu. Une manière d’affaiblir l’association religieuse en l’empêchant de convertir de nouveaux disciples, explique Fatma Kizilboga, correspondante de FRANCE 24 en Turquie.
"Un fonctionnement totalement opaque"
Confortablement implantée dans la police et dans la magistrature turques, financée par de riches hommes d’affaires, la confrérie jouit d’une influence importante, dont le gouvernement se méfie. Un pouvoir qu’Erdogan dénonce comme un "État profond" ou un "État dans l’État".
Forte de quelque 3 millions de fidèles et 10 millions de sympathisants, la confrérie possède des contours plutôt flous. "Elle est organisée comme une secte, confie un chercheur français désirant conserver l’anonymat à FRANCE 24. Dans certains lieux "gulénistes" à Istanbul, on a vraiment l’impression d’être dans un établissement scientologue. Ils délivrent des discours d’amour universel et diffusent des documents sur lesquels on peut voir des célébrités. Des cours sont dispensés dans les écoles gulenistes, mais impossible de savoir jusqu'à quel point les enseignements sont religieux". Parmi les orientations du mouvement figurent également le nationalisme turc, le dialogue interreligieux ou encore le créationnisme, théorie selon laquelle l’Homme ne descend pas du singe.
Par ailleurs, la confrérie cultive l’art de la discrétion, voire du mystère. "Les gulénistes sont très soucieux de leur image, qu’ils contrôlent totalement. La plupart des membres n’ont d’ailleurs même pas le droit d’évoquer la confrérie", précise le chercheur. "Le fonctionnement est totalement opaque, ce qui rappelle les francs maçons."
Le "gourou" Fethullah Gülen
Très connue en Turquie et en Asie centrale, la confrérie a forgé sa réputation sur une figure, celle de son chef et fondateur : Fethullah Gülen, un prédicateur aux allures de gourou. Exilé depuis 14 ans aux États-Unis, où il est peu connu, ce dernier a été condamné par contumace en 2000 avant d’être acquitté huit ans plus tard. Ainsi décapitée en Turquie, la confrérie n’a pourtant rien perdu de sa superbe, Gülen continuant, du haut de ses 75 ans, à prêcher et répandre ses enseignements via Internet. Mieux, l’absence de l’imam contribuerait à renforcer la dimension mystique de la confrérie. En 2008, l’homme a été élu penseur le plus influent de l’année par le magazine "Foreign Policy".
Prenant en compte l’aura de l’homme, Erdogan lui avait tendu la main, au printemps dernier, affirmant qu’il était temps qu’il rentre au pays, auquel il manquait. Pas suffisant pour faire revenir Fethullah Gülen. Ses adeptes voient dans cette invitation au retour un moyen de ramener le leader dans le giron du gouvernement. D’autant que les ambitions de Gülen ne se limitent pas aux frontières turques. Dès les années 1990, son mouvement s’est internationalisé et des centaines d’écoles ont été créées à travers le monde, principalement en Afrique et en Asie. L'une d'elles a ouvert ses portes en France, à Villeneuve-Saint-Georges. En Turquie, il offre des bourses à des étudiants étrangers, souvent venus d’Afrique subsaharienne. "Lorsqu’ils rentrent dans leur pays, ces étudiants deviennent des disciples du mouvement Gülen", commente le chercheur, anonymement. La confrérie, qui se targue d’avoir le soutien de 10 % de la population turque, possède en outre sa propre organisation patronale, Tuskon, plusieurs medias et associations, ainsi qu’un réseau social, ce qui lui a valu l’appellation de "néo-confrérie".
"Objet de tous les fantasmes"
Accusé par le pouvoir, le mouvement se défend bec et ongles, notamment via son journal "Zaman". Dans un édito du 25 décembre, le média affirme que des "ennemis imaginaires de la Turquie servent de boucs émissaires dans la stratégie d'Erdogan pour étouffer les révélations du scandale de corruption." Et d’ajouter : "Depuis le procès Ergenekon, le mouvement Gülen est la cible principale de différents groupes. […] Ce bouc émissaire est devenu l'objet de tous les fantasmes. […] Les procureurs et les policiers de ce pays ne viennent pas d'une autre planète, il est normal que l'on trouve des bureaucrates alévis, kurdes, féministes, kémalistes, pro-AKP ou pro-Gülen."
Reste que certains demeurent sceptiques quant à la légitimité de la confrérie en tant que force d’opposition. "La démocratie turque est en danger si on compte sur un mouvement non transparent et sans aucune légitimité politique pour contester l’autoritarisme du pouvoir en place", indique à FRANCE 24 la spécialiste de la Turquie et chercheuse à l’Ifri (Institut français des relations internationales), Dorothée Schmid. Pourtant, face une très faible opposition parlementaire, le mouvement a toutes ses chances de peser très lourd lors des prochaines élections, prévues en 2014 dans le pays, pointe, pour sa part, le spécialiste Ali Kazancigil.