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L'armée égyptienne : un empire économique très discret

La mainmise de l’armée, désormais au pouvoir, sur la société égyptienne s’explique aussi par son poids dans l’économie du pays. Via un système opaque, elle représente près de 10% du PIB, selon une chercheuse égyptienne. Explication.

C'est l'un des tabous égyptiens, que la révolution n'a pas brisé. Le rôle prépondérant de l'armée dans l'économie du pays est connu de tous mais ses activités sont, pour la plupart, gardées secrètes.

Zeinab Abul Magd est l'une des rares civiles à avoir eu accès à des usines contrôlées par l'armée.

Après avoir écrit une série d'articles critiquant la mainmise des militaires sur l'économie, ce professeur d’histoire et d’économie politique à l'Université américaine du Caire a été contactée par des généraux. Désireux de se montrer "ouverts", il lui ont organisé une petite visite guidée l’année dernière

L'armée, affirme-t-elle, est présente dans presque tous les secteurs : "Elle produit tout ce que vous pouvez imaginer : les pâtes, l'huile d'olive, l'eau minérale, les casseroles, les poêles, les fours mais aussi le ciment, le fer, l'acier ou encore les produits chimiques et les pesticides, tout !" Et c’est sans compter leur mainmise sur des hôtels, des exploitations agricoles et autres terrains à bâtir.

Les usines militaires sont concentrées dans certains quartiers du Caire, notamment à Maadi, dans le gouvernorat d'Helwan, de Fayoum et sur la route de Suez. À leur tête, on trouve souvent des généraux à la retraite et des colonels. Quant aux ouvriers, beaucoup sont des conscrits dont on ne connait ni le mode de rémunération, ni les conditions exactes de travail. "Et si ils font des erreurs, que leur arrive t-il ?" s’insurge Wael Gamal, journaliste économique au quotidien libéral Al-Shorouk. "Ils sont recrutés pour protéger nos frontières et servir la sécurité nationale, pas pour produire des pâtes !"

Ce système opaque est au bénéfice exclusif d’une armée dont le Parlement n’est pas habilité à examiner le budget pour des raisons de “sécurité nationale”. Il est, par conséquent, très difficile d'évaluer le poids de ce qui est produit sous son patronage dans le Produit intérieur brut égyptien. Le chiffre de 40% est souvent avancé, il est " largement exagéré", selon Wael Gamal. Pour Zeinab Abul Magd, "ce n'est pas plus de 10% mais si vous y ajouter le contrôle informel des terres, ça double le chiffre, ça le multiplie même".

L'armée tient à rester discrète sur ses énormes profits pour une raison bien précise, explique l'universitaire : “les militaires utilisent une grande partie de leurs revenus pour s'approvisionner en armes, non-américaines. Les États-Unis accordent à l'Égypte une aide financière annuelle d'1,3 milliards de dollars, l'armée avait donc l'habitude de se tourner vers eux pour acheter des armes. Mais depuis quelques années, les militaires égyptiens cherchent à diversifier leurs sources d'approvisionnement en achetant des armes à la Chine, à la Russie et à d'autres".

Les revenus des activités civiles de l'armée profitent de toute façon très peu au peuple. Tout au plus donne-t-elle parfois accès à certains de ses “clubs”. Ainsi certains Cairotes peuvent-ils profiter, moyennant un euro, de la terrasse du chic café de la "Maison des garde-frontières" sur la corniche de Zamalek, le long du Nil.

Wael Gamal n’a de cesse de dénoncer l’opacité qui pèse sur la nature exacte des intérêts militaires dans l’économie civile : "ce problème a été constamment soulevé par les partisans de la révolution du 25 Janvier, il faut qu’il y ait de la transparence notamment s’agissant des activités économiques qui ne sont pas liées à la sécurité nationale....c'est l'argent public !” Mais ils sont peu nombreux à demander des comptes.

Evoquée par certains comme une possible explication à la volonté de l'armée de destituer le président Mohamed Morsi, la menace qu’aurait pu représenter la victoire des Frères musulmans en 2012 ne s’est jamais matérialisée. Au contraire, les islamistes ont plutôt veillé à protéger les militaires, comme moyen de se maintenir plus facilement au pouvoir. D'après Zeinab Abul Magd "ils ont aidé les militaires à étendre leur empire économique et à acquérir davantage d'entreprises",  notamment grâce au soutien des Frères musulmans, majoritaires au Sénat.

La popularité de l’armée depuis son retour sur le devant de la scène politique devrait faire prospérer ses activités économiques encore un certain temps, à l’abri des curieux.