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Égypte : Al-Jazira, victime collatérale de la chute de Morsi

Autrefois auréolée d’une grande popularité, Al-Jazira est dans l’œil du cyclone, notamment en Égypte où la chaîne est conspuée par la rue qui lui reproche d’être en faveur du président islamiste Mohammed Morsi. Décryptage.

Depuis les manifestations fin juin contre le président Mohammed Morsi, rien ne va plus pour Al-Jazira. Mercredi 3 juillet, juste après l'annonce par l'armée de l'éviction du chef d'État issu des Frères musulmans, la chaîne avait diffusé un enregistrement vidéo dans lequel Mohammed Morsi réaffirmait être "le président élu d'Égypte". Al-Jazira avait ensuite indiqué que les forces de sécurité avaient perquisitionné ses locaux et arrêté plusieurs de ses journalistes, subissant ainsi le même traitement que plusieurs médias proches des islamistes.

Une dizaine de jours plus tard, sept collaborateurs d'Al-Jazira en Égypte ont démissionné, le jour même où plus de 50 personnes ont été tuées au Caire lors d'une manifestation de partisans du président islamiste, fortement médiatisée par la chaîne qatarie. "Certains nouveaux collaborateurs du bureau d'Al-Jazira-Mobasher (la chaîne de direct du groupe) en Égypte, qui ont leur propre appréciation de la situation en Égypte, ont décidé de quitter la chaîne", a ainsi déclaré à l’AFP un responsable d’Al-Jazira sous couvert de l'anonymat. Il estime que les démissionnaires, dont il n'a pas précisé le nombre, "ne se sont pas adaptés à la ligne éditoriale d'Al-Jazira qui refuse de se soumettre aux pressions et qui poursuit sa couverture avec professionnalisme, abstraction faite du pouvoir en place".

Après avoir été depuis sa création fin 1996 une tribune pour les contestataires de tous bords des régimes autoritaires du Maghreb et du Moyen-Orient, Al-Jazira, financée par le Qatar, riche émirat gazier du Golfe, s'est targuée d'avoir contribué aux Printemps arabes, retransmettant en direct les soulèvements. Mais depuis plusieurs mois, ses détracteurs jugent sa ligne éditoriale trop favorable aux islamistes parvenus au pouvoir, dont les Frères musulmans en Égypte.

Yves Gonzalez-Quijano*, spécialiste des médias arabes et chercheur au Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, revient pour FRANCE 24 sur l’évolution de la chaîne.

Suite à la destitution de l’ex-président issu des Frères musulmans Mohammed Morsi, des journalistes d’Al-Jazira ont été arrêtés par le pouvoir égyptien, d’autres ont démissionné et la chaîne est conspuée par la rue. Comment expliquer cela alors qu’encore début 2011 la chaîne qatarie était portée aux nues pour sa couverture du printemps égyptien ?

Yves Gonzalez-Quijano : Ce qui arrive aujourd’hui en Égypte n’est pas tout à fait nouveau ou inattendu. Cela fait déjà deux mois que les locaux de la chaîne qatarie au Caire ont été saccagés - à l’hiver 2012. On a entendu à maintes reprises déjà les critiques de professionnels des médias qui accusaient Al-Jazira de partialité ou de manipulation. On sait qu’ils ont truqué des images par exemple. Selon moi, c’est le résultat d’une évolution dans la ligne éditoriale de la chaîne et dans sa façon de traiter l’information.

Et puis les démissions de journalistes qui contestent la ligne éditoriale ne sont pas nouvelles. Quand quelqu’un comme Ghassan Ben Jeddo, l’une des stars de la chaîne et un professionnel reconnu, décide de partir et de fonder sa propre chaîne, c’est un signe [Ghassan Ben Jeddo et un groupe de journalistes d’Al-Jazira ont fondé la chaîne Al-Mayadine basée à Beyrouth en juin 2012, NDLR]. Il ne faut pas non plus oublier la mise à l’écart du charismatique directeur de la rédaction Wadah Khanfar en septembre 2011. Il a été remplacé par un membre de la famille royale, cheikh Hamad Ben Jassem Al-Thani [connu pour être un proche de la mouvance des Frères musulmans, NDLR] qui n’est en rien un professionnel des médias. Pour moi, ce fait confirmait déjà le tournant que prenait Al-Jazira : c’est une belle machine mais il faut qu’il y est de vrais professionnels de l’information pour la diriger…

De quand date le changement ?

Y. G. Q. : Pour moi, le revirement date de mars 2011 et du début de la crise syrienne. Je me trouvais moi-même à Damas à cette époque-là, je peux donc en témoigner et c’était très clair. Du jour au lendemain, Al-Jazira a changé. Au début, quand quelques jeunes sortaient manifester et écrire des slogans aux murs, la chaîne d’information est restée hésitante à en parler, même quand ils se sont fait violemment réprimés par les hommes de Bachar al-Assad. Mais immédiatement après que le Qatar a pris position en faveur de l’opposition et de la rébellion, Al-Jazira a pris fait et cause pour les rebelles. C’est subitement devenu une chaîne de propagande, ou du moins un média très partisan. Elle avait pris clairement un parti. Ce revirement est associé au changement de position du Qatar qui après avoir hésité un peu sur la ligne à suivre est devenu l’un des principaux soutiens de la rébellion.

Comment expliquer ce changement radical pour une chaîne qui avait fait du professionnalisme sa marque de fabrique ?

Y. G. Q. : Il me semble que l’explication première, c’est qu’au cours des soulèvements des Printemps arabes, Al-Jazira a été de plus en plus impliquée dans la politique du Qatar. Le lien entre la chaîne et le pouvoir qatari a toujours été là, mais avant les Printemps arabes, il était plus négociable. Par la suite, à mesure que l’émirat s’est rendu de plus en plus actif sur la scène diplomatique internationale, la marge d’indépendance d’Al-Jazira s’est progressivement réduite jusqu’à atteindre une situation inacceptable professionnellement parlant. Depuis sa création par l’ancien émir du Qatar cheikh Hamad ben Khalifa al Thani en novembre 1996, Al-Jazira a été conçue comme un instrument de puissance pour le petit émirat, qui ainsi se faisait connaître au monde entier. Pas une vitrine car elle ne parle que rarement du Qatar, mais elle lui a servi de chambre d’écho. Reste qu’auparavant ce n’était pas aux dépens d’une certaine qualité journaliste reconnue. Pour résumer, depuis 2011, la dimension journalistique d’Al-Jazira s’est réduite au profit d’un rôle de relais de la diplomatie qatarie.

Quelles peuvent être les conséquences de ce tournant dans l’évolution d’Al-Jazira ?

Y. G. Q. : Al-Jazira était une chaîne d’information d’une très grande qualité. On disait même d’elle qu’elle contribuait à diffuser de nouvelles normes de professionnalisme, elle tirait les autres médias arabes vers le haut. Son succès et sa popularité rejaillissaient positivement sur l’image du Qatar de la même façon que son déclin et sa perte en crédibilité journalistique ternit l’émirat qui en ressort affaibli. Le Qatar a brisé quelque chose qui valait de l’or et reconstruire l’image d’Al-Jazira sera extrêmement difficile.
Mais pour moi, les conséquences les plus dramatiques sont sur le public arabe. Cela va encore plus pousser les jeunes générations à faire appel aux réseaux sociaux pour s’informer et transmettre l’information. Or on a vu que si les réseaux sociaux sont utiles, la médiation des professionnels de l’information est indispensable pour faire le travail de vérification.

*Yves Gonzalez-Quijano est également l’auteur d’"Arabités numériques" paru chez Actes Sud ainsi que du blog Culture et politique arabes.