
, envoyée spéciale à Avignon – Pièce phare du Festival d'Avignon, "Shéda", de l'auteur congolais Dieudonné Nianounga, se joue dans la carrière de Boulbon. Un texte puzzle et décousu, sauvé par sa musique et un jeu ardent des comédiens.
Dans son cadre aride et âpre, que vient à peine adoucir le coucher du soleil, la carrière de Boulbon se prépare à accueillir "Shéda", spectacle écrit et dirigé par le Congolais Dieudonné Niangouna, artiste-associé au Festival d’Avignon. Les falaises immenses et les rochers anguleux entourent la scène.
Au centre du cirque, une ville morte et son gardien, un grand échalas au regard fou maugrée des paroles incompréhensibles en tournant en rond entre les décors : une marre aux crocodiles, une maison de chats et une cheminée de fonderie. Des cris résonnent au loin, plusieurs acteurs de la troupe courent en cadence sur les bords du précipice. Le public alors se tait. Il est 21h à Avignon, les cinq heures de "Shéda" peuvent débuter.
Est-ce du théâtre ? De la poésie ? De la performance ? À la sortie du spectacle, beaucoup de spectateurs s’interrogent sur la forme de "Shéda" - mélange en swahili de "shida" ("affaire bizarre", "transaction louche") et de "shéta" ("diable", "démon"). L’écriture de Dieudonné Niangouna est déconcertante. Pas de trame linéaire, pas de narration, à peine une évolution des personnages. Il faut s’accrocher aux monologues, aux digressions, aux prises à partie, parfois écrits dans une langue châtiée, plus souvent dans un langage cru, où le "cul" rebondit à chaque phrase.
Monologues, dialogues, injures, pamphlets
L’écriture de Dieudonné Niangouna est traversée de colères contre la "toxicomanie du sous-développement", contre l’idée que la liberté soit un "mot importé" de l’Europe. Se succèdent des récits de grand-mère sur un homme qui a enfanté trois filles tout seul "par son cul", sur une femme qui revient d’esclavage 200 ans plus tard, "à la nage"… Un homme raconte sa fascination pour Fidel Castro et le communisme, un autre, désespéré, plonge la tête la première dans une mare fumante "aux crocodiles", tandis que des femmes et des hommes se battent à terre, dans la poussière, avant de se relever pour se déhancher sur "L’Argent appelle l’argent", tube des années 1980 du Congolais Pamelo Mounka.
Plus tard, des acteurs ont revêtu un masque de Shrek ou une combinaison de Spiderman, portent une croix et un portrait de Pinochet, tandis qu’au loin est posé un drapeau nazi. Bref, on perd souvent le fil… d’autant que les personnages sont régulièrement pris d’amnésie. Forcément, ils sont tombés du ciel et ont perdu la mémoire.
La pièce est constituée de "monologues, de dialogues, de critiques, d’injures et de pamphlets. Parce que c’est ‘Shéda’, et qu’on n’a pas dit que c’est une pièce de théâtre, se justifie Dieudonné Niangouna, interrogé par FRANCE 24. le théâtre appartient à celui qui le fait. Ce n’est pas figé sur une page, ce n’est pas une formule. Dès qu’on dessine un théâtre avec des contours, ce n’est plus du théâtre, ça devient une science. Le théâtre vient de l’impulsion, de la sensibilité et de l’imagination d’une personne. C’est un geste complètement singulier. Si deux théâtres se ressemblent, ça veut dire qu’il y a mécanisme. Alors, quand j’entends que ma pièce n’est pas écrite normalement, que ça ne veut rien dire ? je réponds que si c’était écrit 'normalement', il n’y aurait plus de théâtre !"
Brûlé par l'urgence
La musique - dont s'abreuve Dieudonné Niangouna lorsqu'il écrit - fait respirer la pièce "Shéda". Elle sauve de l’asphyxie un texte parfois trop dense. D’un saxophone, de bouteilles rafistolées en flûte, d’un balafon géant, d’une guitare basse et de percussions faites de bric et de broc sortent des improvisations rythmiques, du free jazz et du soukouss, qui poussent les comédiens dans une danse enflammée, ou tapissent de tension des longs monologues.
Certains textes claquent. Ces marathons de mots et d’images forcent le respect et suscitent même des ovations du public. Comme lorsque le gardien de la ville morte, un "enfant sous un manteau de vieillard", énumère la liste interminable de toutes les tâches qui lui incombent. C’est l’acteur français Mathieu Montanier qui l’incarne avec brio et folie.
Il faut comprendre que tous ces personnages - le seigneur venu du Moyen Âge, la jeune femme des pays arabes, un homme de Cuba - ont atterri dans ce village mort, coupé de toute route et de toute issue. Forcément, explique Dieudonné Niangouna, ils n’utilisent pas le même langage, parlent d’expériences qui ne se recoupent pas. D’où le décousu qu’assume pleinement l’auteur, qui est lui-même un comédien impressionnant sur scène, comme brûlé par l’urgence de délivrer son texte.
Littérature, guerre et dessins animés
Dieudonné Niangouna a approché le feu sacré de la littérature lors de son enfance à Brazzaville. Son père, grammairien, universitaire, ami du poète et homme politique sénégalais Léopold Sédar Senghor, l’a tôt initié à tous les grands textes du monde.
Pour comprendre l’écriture de Niangouna, il faut se visualiser cet homme mince et nerveux dans la guerre civile au Congo, échapper d’une fusillade et s’en sortir vivant grâce au théâtre. Il faut se représenter des hommes tombant du ciel - et dans la pièce, des mannequins en tissus sont effectivement projetés depuis la falaise, haute de plusieurs dizaines de mètres - "tout comme j’ai vu des avions et des obus tomber du ciel !", raconte Dieudonné Niangouna en interview.
Le village mort de la pièce n’est placé dans aucun pays, et n’a pas d’époque. C’est une pure fiction qui provient de "mon imagination, mes désirs, mes angoisses, mes peurs, mes cris, mes colères. Je construis un scénario avec", confie Dieudonné Niangouna. Quant au langage cru, parfois pompier, quant aux références aux dessins animés, cela fait partie de la vie. "Ce n’est pas moi qui ai créé Spiderman ou Shrek ou Batman, on les voit partout à la télé ou dans les boutiques, ce n’est pas étonnant de les voir au théâtre !"
Tout cela est "articulé par un langage qui est mon écriture. Et cette écriture prend forme à partir du moment où je ne me déplace pas de ma vocation, de ce que j’ai envie de dire. Je ne le troque pas contre un ‘faire semblant’, un mimétisme, un 'je vais faire cela pour que ça soit ‘entendable’ ou pour être aimé'. Si je retire toute complaisance, la parole est beaucoup plus pure et juste."