La publication de l’ouvrage "Changer l’islam" du philosophe et anthropologue algérien Malek Chebel relance le débat sur une réforme moderniste de la religion musulmane. L’occasion de revenir sur les défis posés par celle-ci.
L'anthropologue des religions et philosophe musulman Malek Chebel vient de publier "Changer l’islam : dictionnaires des réformateurs musulmans des origines à nos jours", un ouvrage qui recense les biographies de dizaines d’intellectuels, de théologiens ou d’hommes d’État qui ont contribué à faire évoluer une religion souvent considérée comme figée.
L’auteur s’efforce ainsi de démontrer que plusieurs préceptes controversés de l’islam - la lapidation, l’inégalité entre les sexes ou le djihad contre les infidèles - sont des anachronismes qui peuvent être dépassés grâce à une interprétation moderniste des textes. Entretien.
FRANCE 24 : Comment les réformateurs peuvent-ils faire évoluer l’islam alors que plusieurs règles anachroniques sont inscrites dans le Coran - un texte considéré par les musulmans comme une transcription directe de la parole de Dieu ?
Malek Chebel : La compréhension du Coran a changé au fil du temps et plusieurs passages qui étaient adaptés à la société du VIIe siècle ne le sont plus aujourd’hui. C’est pourquoi il est temps de distinguer les versets coraniques intemporels qui relèvent de la foi et de la spiritualité des passages qui relèvent de l’organisation de la société de l’époque.
Les versets du Coran sur les questions de société - comme la guerre et la paix, l’héritage, le patrimoine, la sexualité, etc. - devraient être ouverts à la discussion, à l’interprétation, et à la réinterprétation. Il ne s’agit évidemment pas de supprimer ces passages, mais d’appliquer les préceptes du Coran d’une manière plus ouverte et moderne.
Les fondamentalistes ne partent-ils pas avec une longueur d’avance sur les questions théologiques, ces derniers pouvant justement s’appuyer sur une interprétation littérale du Coran ?
M. C. : Ce ne sont pas les fondamentalistes qui sont en avance, mais plutôt les modernistes qui ne font pas leur travail. Les intellectuels qui veulent amener un peu de raison et une perspective historique sur les pratiques de l’islam ne sont pas nombreux et ne sont pas aussi fermement convaincus de ce qu’ils disent que les fondamentalistes.
On peut prendre appui sur des siècles et des siècles d’histoire pour montrer que l’islam a donné naissance à des applications diverses, à des penseurs qui étaient au sommet de la civilisation humaine - et qui étaient inspirés par le même Coran qu’aujourd’hui. Ces passages glorieux de l’histoire musulmane sont la meilleure réponse aux gens qui veulent démoraliser les croyants en disant que l’islam est une religion de barbares, d’arriérés.
Vous évoquez le salafisme dans votre ouvrage. Considérez-vous l’apparition de cette mouvement comme une tentative de réforme de l’islam ?
M. C. : Oui, c’est une tentative de réforme conservatrice. Le salafisme n’est pas sorti du néant, c’est un mouvement apparu comme une manière de contrer la pensée des réformateurs libéraux de l’islam. Confrontés à l’état de délabrement de l’empire ottoman à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, les salafistes ont cherché à réformer l’islam pour le rapprocher de la pureté imaginaire des origines.
Mais les salafistes eux-mêmes ne savent pas à quel point précis de l’histoire musulmane ils se réfèrent. Le problème est qu’ils imposent une idéologie fondamentaliste à travers une relecture univoque des textes musulmans, sans accepter la moindre confrontation.
L’arrivée au pouvoir de partis islamistes en Tunisie et en Égypte à la suite du Printemps arabe va-t-elle avoir un impact sur la réforme de l’islam ?
M. C. : J’en suis plus que persuadé. Le Printemps arabe va aussi mettre tous les apprentis sorciers face à l’épreuve du réel. Et les musulmans électeurs qui les ont portés au pouvoir vont vite déchanter, d'autant plus que les islamistes ne régleront pas aussi facilement qu'ils le prétendent les problèmes d’emploi, d'éducation, ou d'économie en criant seulement : "Allah Akbar". Les compromis avec la réalité des sociétés arabes se révèlera au grand jour, et peut-être même la diversité des pratiques islamiques. Je pense en particulier au droit personnel, au statut de la femme, à la répudiation et à toutes les avancées que la société civile a engrangées. Difficile de revenir dessus sans mettre en péril la structure même de la société tunisienne, ou de toute autre pays dans le même cas.
Si les islamistes d’Égypte - le cœur du monde arabe avec ses 82 millions d’habitants - introduisaient un peu plus de modernité dans les questions de société, ce serait une révolution intellectuelle.
Pensez-vous que la réforme de l’islam pourrait prendre la forme d’un conclave, à l’image de celui de Vatican II ?
M. C. : Je fais le vœu - et je lance un appel - d'une réunion au sommet rassemblant une dizaine de grands théologiens musulmans venus de toutes les régions d'islam (Maghreb, Asie, Turquie, Caucase, Moyen-Orient, Afrique, etc.) qui agiraient pour un conclave de la paix, afin de montrer à la face du monde que l’islam n’est pas contraire au progrès. Le défi serait de dépasser les égoïsmes nationaux, de réunir de grands théologiens indépendants afin de lancer un appel crédible en raison des récupérations politiques qui ne manqueront pas d'apparaître au grand jour. Peut-être que certains régimes en place s’inspireraient alors opportunément des résultats tangibles de ce conclave de la paix.