Initialement prévu pour ce jeudi, la justice tunisienne a reporté au 28 mars le verdict dans le procès du doyen de l'université de La Manouba, Habib Kazdaghli. Retour sur un procès à valeur de test pour les islamistes au pouvoir.
L’affaire aurait pu avoir un retentissement limité à l’enceinte de l’université de La Manouba mais, dans une Tunisie en pleine transition, l’onde de choc a rapidement atteint le champ politique. Jugé pour avoir giflé, en mars dernier, une étudiante en niqab, le doyen de l’université de lettres de La Manouba, dans la banlieue de Tunis, Habib Kazdaghli, devait savoir jeudi 17 janvier si la justice tunisienne a retenu contre lui l’accusation d’"acte de violence commis par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions". Il encourt jusqu’à cinq ans de réclusion. Le Tribunal de première instance de La Manouba a finalement reporté l'annonce du verdict au 28 mars.
Soutenu par l’opposition et des syndicats universitaires, Habib Kazdaghli veut croire à la clémence de ses juges. "Justice sera rendue au doyen que je suis, mais aussi à la faculté, assure-t-il à FRANCE 24. J’ai confiance en la magistrature de mon pays." Et le président de l’université d’accuser à son tour : "C’est une affaire montée de toute pièce et j’appelle la justice à ne pas tomber dans le guet-apens. C’est moi qui ai été attaqué dans mon bureau !"
Les faits remontent au 6 mars dernier, lorsque deux étudiantes portant le voile intégral ont, selon ses dires, saccagé son bureau. Le doyen affirme également avoir été la cible de jets de pierres qui ont failli lui être fatal. L'une de deux jeunes femmes, qui avait fait l’objet d’une procédure d’exclusion pour port du niqab en salle de cours, accuse Habib Kazdaghli de l'avoir giflée. L’incident avait, dès le lendemain, suscité l’ire d’étudiants salafistes munis d’armes blanches qui avaient décroché le drapeau national tunisien pour y hisser le leur.
"L’idéologie au-dessus des institutions"
Ajourné à plusieurs reprises l’été dernier, le jugement de cet universitaire de 58 ans, étiqueté "à gauche"en raison de son appartenance passée au Parti communiste, cristallise les clivages qui minent la société tunisienne. Le 14 janvier, les célébrations du deuxième anniversaire de la révolution ont été l’occasion, tant pour les partisans d’Ennahda que pour les militants de gauche, de crier tout ce qui les oppose.
Ainsi, pour l’opposition, le procès de Habib Kazdaghli est aussi celui du gouvernement qu’elle soupçonne de vouloir faire main basse sur le pouvoir judiciaire. "Un doyen d’université devant les tribunaux, c’est du jamais vu, ni sous Bourguiba [premier président de la Tunisie, NDLR], ni sous Ben Ali, observe pour sa part l’accusé. La méthode est bien rodée puisque c’est le président déchu qui l’a instaurée : lorsqu’une institution pose problème, on déferre quelqu’un devant la justice. Il leur fallait individualiser l’affaire."
"Il n’y aurait jamais dû avoir un procès de cette nature, analyse Hamadi Redissi, professeur à l’université de droit et de sciences politiques de Tunis. Il donne l’image d’un pouvoir politique qui souhaite ôter à l’université le soin de s’organiser librement et mettre l’idéologie religieuse au-dessus des institutions."
La Manouba, la frondeuse
En fervent défenseur de "l'État de droit et des institutions", le doyen s'est toujours opposé au port du voile intégral sur les bancs de la faculté La Manouba, considérée comme l’un des foyers de résistance à la poussée fondamentaliste en Tunisie. Et ce en dépit des mouvements de crispation qui s'y étaient fait jour au lendemain des élections d’octobre 2011 qui ont permis à Ennahda de diriger le gouvernement.
En novembre de la même année, une quarantaine de jeunes fondamentalistes avaient ainsi bloqué l’accès de cette faculté de 13 000 étudiants pour protester contre l’interdiction du port du niqab durant les cours et les examens. Au chapitre des revendications alors formulées par les "barbus" figuraient également la séparation des étudiants et des étudiantes ainsi qu’un enseignement exclusivement dispensé par des hommes. Depuis cette démonstration de force, l’université de La Manouba ne compte plus les accrochages entre les étudiants salafistes et les partisans du principe de laïcité, qui dénoncent l’indulgence du gouvernement face à ses atteintes à "l’État de droit".
Soupçonnés de vouloir imposer la charia en Tunisie, les islamistes d’Ennahda s’emploient à prendre officiellement leurs distances avec des fondamentalistes devenus parfois encombrants. Depuis l’attaque de l’ambassade des États-Unis par des salafistes le 14 septembre dernier, les autorités procèdent régulièrement à des arrestations parmi les islamistes les plus radicaux.
"L’issue de ce procès sera aussi le moyen de voir si la société civile à la capacité de résister à la tentation hégémonique d’Ennahda, espère Hamadi Redissi. Mais si une condamnation est prononcée, cela voudra dire qu’Ennahda continue à ménager la chèvre et la chèvre. Cela prouverait aussi qu’ils n’ont pas changé et qu’ils ne changeront jamais…"