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À Tunis, les JCC tentent de surmonter le "couac Nouri Bouzid"

, envoyée spéciale en Tunisie – Séances de cinéma annulées, sponsors manquants... Les Journées cinématographiques de Carthage (JCC), festival d’art et d’essai à Tunis, sont très critiquées. Les films sont pourtant à la hauteur des attentes. Quand ils sont montrés...

Pour des raisons techniques, les Tunisiens n’ont pas pu voir "Beautés cachées", le dernier film de Nouri Bouzid. La projection était pourtant l’une des plus attendues des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), à Tunis. Et pour cause, le cinéaste tunisien a derrière lui un long parcours de militant politique, des années de prison sous Habib Bourguiba, et une reconnaissance internationale pour sa filmographie. Il a notamment été sacré meilleur réalisateur du cinéma arabe au festival d’Abou Dhabi pour son dernier long-métrage, en octobre, et a reçu par deux fois le Tanit d’or, récompense suprême des JCC (en 1986 pour "L’Homme de cendres" et 20 ans plus tard pour "Making of").

Si le film n’a pas été projeté, ce n’est pas à cause d'islamistes qui ont à plusieurs reprises proféré des menaces à l'encontre de Nouri Bouzid, cinéaste connu pour ses prises de position pro-laïques (il a déjà été agressé en avril 2011 sur le campus universitaire Al-Manar, à Tunis). "Beautés cachées" affronte les questions du voile, de la femme et des salafistes, c'est-à-dire tous les ingrédients d'un cocktail explosif en cette Tunisie en transition.

À priori, il ne s'agit donc pas d'un acte de malveillance : cette fois, c’est la technique qui a joué un mauvais tour au réalisateur tunisien. "J’ai reçu des menaces plusieurs fois, là ce n’est pas une menace, c’est une technologie qui me dépasse. Je suis cyber-assassiné", plaisante-t-il, dépité. En cause, un code qui aurait dû déclencher le film et qui n'a pas fonctionné. Et 1 500 festivaliers repartent bredouille de la salle de cinéma.

"On est en dessous de tout"

Certains spectateurs crient au sabotage, d’autres à la censure, d’autres encore tapent sur la guérite à l’entrée de la salle pour réclamer d’être remboursés. Nouri Bouzid lui-même laisse planer un doute sur les raisons réelles de ce cafouillage. "Je ne sais pas si c’est une censure humaine ou technologique. Ils nous piègent. Si tu expliques le fond de ta pensée, tu passes de victime à condamné. Il ne vaut mieux pas. Vous vous souvenez de la fille qui a été violée par des policiers ?"

Ce couac, qui intervient au lendemain d’une cérémonie d’ouverture chaotique, embarrasse la direction du festival, qui reporte la faute sur l’équipe de Nouri Bouzid. Lequel réplique que les machines nouvelles n’ont été installées que deux jours auparavant, et n’ont pas été testées. "C’est absurde. Peut-on annoncer que le match de foot entre la Tunisie et l’Égypte est annulé parce qu’il n’y a pas de ballon ? C’est ridicule, on est en dessous de tout", lâche le cinéaste. Par la suite, il confirme que l’annulation est due à un problème technique, et non, comme certains l’en accuseront, une façon de se faire de la pub ou par peur des salafistes.

"On construit des stades et des mosquées, mais on ferme les salles de cinéma"

SUR RFI, le reportage de Sophie Torlotin

Les Journées cinématographiques de Carthage
(03:49)

L’épisode ternit l'image du début du festival des JCC : premier festival post-révolutionnaire, rendez-vous du cinéma d’art et d’essai, lieu de projection pour les jeunes réalisateurs tunisiens, la fête est gâchée par des soucis techniques. Des courts-métrages qui commencent une heure et demie en retard, des lecteurs DVD inexistants… "Sous Ben Ali, au moins, tout était organisé un mois à l’avance. Une dictature prévoit tout au millimètre", ironise le réalisateur tunisien Mohamed Damak.

Le public, pourtant, est là. Avide de cinéma nouveau, car lassé de voir, le restant de l’année, les films commerciaux venus d’Égypte, du Liban et des États-Unis. Seules 13 salles de cinéma ont subsisté en Tunisie, parsemées autour de l’avenue Bourguiba à Tunis. Il en existait un peu moins d'une centaine dans les années 1970. "Depuis plusieurs années, on construit des stades et des mosquées, mais on ferme les salles de cinéma, regrette Maher Ben Khalifa, actif dans la Fédération tunisienne du cinéma amateur. La grande pâtisserie au coin de l’avenue, le grand magasin de vêtements… Tous ces lieux étaient des lieux de projection auparavant." L’attaque d’une des rares salles d’art et d’essai, l’Africart, par des "barbus" en juin 2011, a eu raison du 14e grand écran de la capitale.

Sélection mondiale et avant-garde tunisienne

Le festival doit fonctionner cette année avec un budget de 300 000 euros, soit plus de deux fois moins que les précédentes éditions – des sponsors ont manqué à l’appel. Malgré cela, la programmation des JCC tient la corde face aux festivals concurrents. Elle permet de connaître de jeunes cinéastes tunisiens tels que Ridha Tlili, qui suit un groupe de tagueurs au lendemain de la révolution dans "Révolution moins 5", ou Leyla Bouzid, qui titille les mensonges et les non-dits d’une famille bourgeoise tunisienne dans son court-métrage "Soubresauts". Il permet aussi aux "Chevaux de Dieu" de Nabil Ayouche, sur le parcours d’un apprenti-kamikaze, d’être projeté en plein centre-ville dans une salle archi-comble ; et aux cinémas ivoiriens, marocains ou palestiniens, portés par Lonesome Solo, Faouzi Bensaïdi et Annemarie Jacir, d’être visibles par un large public.

L’équipe marche au bénévolat et tient les JCC à bout de bras. "Il faut que le festival perdure coûte que coûte", explique un membre de l’organisation. Car si les JCC, une institution depuis 1966, périclitent… Qui va prendre leur place ? Il ne faut pas laisser de place au vide."

"C’est un miracle que le festival ait lieu !", abonde la réalisatrice Salma Baccar. "C’est chaotique, comme le pays tout entier, il ne faut pas regarder dans le détail : il faut protéger les JCC."

Tags: Tunisie, Cinéma,