Lorsque Vladimir Poutine parle de moderniser l’armée comme au temps de Joseph Staline, doit-il être pris au pied de la lettre ? Oui, répond Hélène Blanc, spécialiste de la Russie, qui appelle à ne pas sous-estimer les ambitions militaires de Moscou.
Voilà de quoi alimenter la rhétorique du candidat républicain à la présidentielle américaine, Mitt Romney, qui a déclaré, au début de sa campagne électorale, que la Russie est l’ennemie géopolitique numéro un des États-Unis. Vladimir Poutine a en effet annoncé, vendredi, son intention de réarmer la Russie en investissant 23 000 milliards de roubles (environ 563 milliards d'euros) dans la modernisation du secteur de la défense ces huit prochaines années. Un "bon en avant puissant et tous azimuts", comparable à celui effectué dans les années 1930, est nécessaire, a insisté le président russe devant son Conseil de sécurité. Les mots "Joseph Staline" et "Armée rouge" n’ont pas été prononcés, mais la référence à l’avant Seconde Guerre mondiale suffit à rappeler le souvenir d'une des armées les plus puissantes du monde.
Certains observateurs voient dans le discours de Poutine un effet d’annonce qui ne sert qu’à impressionner ses interlocuteurs étrangers et à contenter son état-major militaire. Selon eux, il sera suivi de peu d’effets, compte tenu de l’état de népotisme, d’obsolescence et de déliquescence de l’armée (lire les reportages ici et là). D’autres en revanche, comme Hélène Blanc, politologue et criminologue spécialiste de la Russie et auteur de "Russia Blues" (avec Renata Lesnik, chez Ginkgo éditeur), estiment que les ambitions militaires de Moscou ne doivent pas être sous-estimées.
FRANCE 24 : Vladimir Poutine répète depuis le début de l'année (lire son discours de février 2012) qu’il va renforcer les moyens de l’armée. À qui s’adresse-t-il en priorité lorsqu’il martèle cela : à ses électeurs, à l’état-major de l’armée ou aux puissances étrangères ?
Hélène Blanc : Effectivement, Poutine répète cette ambition depuis qu’il est redevenu président [en mai 2012, NDLR]. Malgré les accords russo-américains sur les arsenaux nucléaires, les Russes réarment sans cesse. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine a commencé à remilitariser la société en rétablissant l’éducation militaire dans les écoles, en rappelant les réservistes, en doublant le budget de la défense - le budget militaire russe est en hausse de 58 % en 2012 par rapport à 2011, alors que celui-ci avait déjà connu une hausse substantielle par rapport à 2010 -, en restructurant le ministère de l’Intérieur et le FSB (ex-KGB), qui a des pouvoirs sans cesse accrus et qui est le chouchou du régime depuis 1999-2000.
Mais surtout, il a fait adopter au Conseil de sécurité russe une nouvelle doctrine militaire qui vise à "protéger les droits des Russes à l’étranger par des moyens politiques, économiques et autres". Sous-entendu : des moyens y compris militaires. C’est très important : cela signifie que la Russie peut intervenir en dehors de ses frontières si elle juge que certains de ses citoyens sont menacés. Par exemple dans les pays Baltes, où il y a des problèmes entre russophones et non-russophones.
Autre rappel : le 17 novembre 2004, dans un discours réaffirmant le statut de grande puissance du pays, Poutine a promis qu’il allait doter la Russie de systèmes d’armement "qui n’existent pas et n’existeront pas avant des années chez les autres puissances nucléaires". On pensait, à l’époque, que ces propos étaient surtout dirigés contre le terrorisme et concernait la guerre en Tchétchénie, qui a longtemps servi d'alibi au régime. On sait depuis qu’il s’agit des nouveaux missiles Topol-M [premier missile sol-sol développé par la Russie depuis la chute de l'URSS, NDLR], qui ont 10 000 km de portée et sont capables de demeurer opérationnels pendant une décennie.
Si la Russie se réarme, qui vise-t-elle ?
H. B. : À présent, Moscou ne cherche plus à intervenir militairement en Tchétchénie ou dans le Caucase, même si cette région reste une poudrière qui peut s’embraser à tout moment. Depuis, il y a eu la guerre en Géorgie - d’ailleurs, les Géorgiens sont très inquiets de ce réarmement sans précédent et craignent une nouvelle attaque militaire -, il y a eu les tensions avec l’Ukraine autour du gaz, ainsi que le projet de bouclier antimissile américain en Europe qui fait ressurgir de vieux antagonismes. Les discussions traînent depuis des années. À tel point qu’il y a quelques mois, un haut gradé militaire russe a menacé : "Si les discussions s’enlisent encore, la Russie n’exclut pas des frappes préventives".
Ce discours est prononcé sur fond de "paix froide" - si la Guerre froide est derrière nous, nous ne somme pas pour autant en période de paix - et, à la première occasion, les vieux antagonismes reviennent très vite. Au moment de la guerre en Géorgie, les mots prononcés par Poutine et Medvedev étaient ceux utilisés durant la Guerre froide.
Les chancelleries occidentales ne mesurent pas le danger que représente Vladimir Poutine. En entretenant des relations étroites avec l’Iran et la Syrie, en étant encore très influent en Chine, Moscou reconstitue une zone d’influence et d’intérêts, comme au temps de la Guerre froide. Le réarmement sans précédent de la Russie vise à faire comprendre à l'Occident qu’il faut compter avec elle. Vladimir Poutine boit du petit lait en voyant les puissances européennes et américaine venir le voir au sujet de la Syrie pour tenter d’infléchir sa position.
Poutine fait explicitement référence aux années 1930. A-t-il la nostalgie de l’Armée rouge ?
H. B. : Le discours supranationaliste de Poutine est d'abord destiné à faire plaisir à la direction du FSB, son enfant chéri, et aux militaires de haut rang - c’est pour eux qu’a été déclenchée la seconde guerre de Tchétchénie.
La Russie a effectivement été "re-soviétisée" par Poutine : retour en force du culte de la personnalité, reprise de l’ancien hymne soviétique avec de nouvelles paroles, création d’un mouvement "Nachi", une jeunesse poutinienne formatée et endoctrinée qui ressemble furieusement aux jeunesses communistes soviétiques. Poutine a ramené l’opposition à sa plus simple expression, à tel point que les opposants actuels peuvent être considérés comme des "néo-dissidents", comme au temps soviétique.
La modernisation de l’armée n'est pas un effet d’annonce : il y a un réarmement effectif. Réactualiser les nouvelles technologies coûte énormément d’argent. Or, la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Cela me rappelle furieusement l’époque soviétique pendant laquelle les habitants se serraient la ceinture au profit de la conquête spatiale et de la course aux armements.