Après la condamnation des Pussy Riot à deux ans de camp, l'Église orthodoxe russe essuie d'assez vives critiques, notamment sur son inaction, alors que son patriarche est plus proche que jamais de Vladimir Poutine.
Aux prémices de l’affaire Pussy Riot, en février 2012, l’Église orthodoxe avait bénéficié d’un certain vent de sympathie et de compassion dans un pays où près de 70 % de la population se déclare de sensibilité orthodoxe. En choisissant la cathédrale du Saint-Sauveur de Moscou, la portée du geste des Pussy Riot est allée bien au-delà d’une simple provocation visant à choquer la Russie puritaine. "Les manifestantes se sont attaquées à un mémorial qui, pour les orthodoxes de l'ex-URSS, représente la mémoire douloureuse de répressions parmi les plus violentes de leur histoire", explique Oleg Kobtzeff, professeur à l’Université américaine de Paris et spécialiste de géopolitique russe, dans une tribune publiée sur le site du Huffington Post.
Considérée un temps comme la victime de l’histoire, l’Église orthodoxe doit faire face à des dissensions internes, répondre aux nombreuses critiques des Russes et de la communauté internationale. Principal reproche : l’opacité de sa relation avec le Kremlin.
"Aujourd’hui en Russie, on peut tout à fait considérer qu’il n’y a pas de séparation entre l’Église orthodoxe et l’État. C’est important pour la classe politique d’être proche de l’Église afin de toucher des millions de fidèles", estime un représentant de l’Église orthodoxe d’Europe, qui compare ce système avec le voisin roumain - deuxième plus grosse communauté orthodoxe du monde. "En Roumanie, pas une seule loi ne passe sans l’approbation du patriarche Daniel. La proximité avec les hommes politiques est profondément ancrée dans le fonctionnement de l’Église." Leur influence est similaire en Russie, où l'Église orthodoxe est dirigée par le patriarche Kirill depuis 2009.
"Aucun lien étroit entre l’Église et l’État"
Pourtant, du côté du patriarcat, c'est l'indépendance que l'on revendique. "En tant que personne en charge de l’interaction de l'Église avec le pouvoir, je peux dire qu’il n’y a aucun 'lien étroit'. L’Église orthodoxe n’a jamais été aussi libre. On ne nous dit pas qui nommer comme évêque. L’orthodoxie n’est pas une religion d’État, et les gens appartenant à d’autres confessions bénéficient des mêmes droits civiques", affirmait récemment Vladimir Legoïda, président du département de l’information de l’Église orthodoxe, dans un entretien accordé au site "Le Courrier de Russie".
Vendredi, à l’annonce du verdict, les porte-parole de l’Église, jusqu’à présent intransigeants, ont adouci leur discours. "Sans mettre en doute la légitimité de la décision de justice, nous demandons à l'État de faire preuve de clémence envers les condamnées dans l'espoir qu'elles renonceront à toute répétition de ce genre de sacrilège", indique un communiqué officiel. Reste à savoir si ces déclarations visaient à afficher une certaine distance à l'égard du pouvoir ou à calmer les esprits échaudés qui dénoncent le traitement inhumain réservé aux jeunes femmes, incarcérées depuis six mois.
L’image de l’Église orthodoxe semble pâtir de l’affaire. "L’Église n’est pas intervenue au cours du procès. Pourtant, elle aurait pu appeler au pardon dès le début", estime P. Alexandre Siniakov, recteur du Séminaire orthodoxe russe en France, interrogé par FRANCE 24. Ainsi, vendredi, la visite historique du patriarche Kirill en Pologne n’a certainement pas suffi à apaiser les esprits. Bien que le patriarche et le chef de l'Église catholique de Pologne aient signé un appel à la réconciliation polono-russe, la démarche est passée quasi inaperçue auprès de la communauté internationale ; laquelle avait les yeux braqués sur le verdict du procès des... Pussy Riot.
Le patriarche en cause
Une fois la crise passée et la tornade médiatique calmée, l’Église devrait regagner aisément la confiance de ses fidèles. En revanche, le patriarche Kirill pourrait ne pas sortir indemne de cette affaire. "Son cas est très ambigu et difficile à défendre, dans la mesure où il est proche du pouvoir et de Poutine", selon le représentant de l’Église orthodoxe d’Europe, interrogé par FRANCE 24. Au cours des derniers mois, l’intégrité du patriarche a sérieusement été mise à mal, son train de vie luxueux - aux antipodes des idéaux chrétiens - étant notamment en ligne de mire.
La principale critique concerne la nature de ses liens avec le gouvernement. Soutenant ouvertement la candidature de Poutine à la présidentielle, Kirill s’est attiré les foudres de nombreux citoyens qui déploraient déjà la trop grande proximité entre Église orthodoxe et pouvoir. À l’heure où de nombreux Russes ont envahi les rues pour dénoncer des élections truquées, le patriarche n’a pas hésité à qualifier l’ère Poutine de "miracle de Dieu".
L’argument du relativisme culturel
Experts ou hommes d’église, beaucoup soulignent que la relation obscure entre l’Église et le Kremlin se justifie par une différence culturelle avec l’Occident. "L’histoire religieuse de la Russie a été particulièrement sanglante. Il est évident que la situation ne sera jamais la même que dans certains pays occidentaux. Aujourd’hui, les bonnes relations entre la hiérarchie orthodoxe, qui de toute évidence ne cherche pas à être une force d’opposition politique, et les pouvoirs publics peut contribuer à la stabilité de ce grand pays qui n’a pas besoin de divisions supplémentaires", explique Alexandre Siniakov. S’il reconnait quelques silences et autres zones d’ombre, Siniakov envisage une évolution positive des relations avec le Kremlin. "L’Église russe apprécie la liberté et y tient. Elle apprendra sans doute à en user de façon plus efficace dans les années qui viennent."
Selon Oleg Kobtzeff, il existe au sein du patriarcat "une véritable culture de la soumission." Durant les 70 ans de régime soviétique, toutes les fortes personnalités du clergé russe ont été écartées, voire physiquement éliminées, par le pouvoir. "On ne change pas mentalités en 20 ans. Poutine est en position de force. S’il veut soumettre l’Église orthodoxe, il en a largement les moyens", affirme-t-il. Selon lui, le Kremlin peut aisément créer un schisme, façonner sa propre religion - exactement comme en Ukraine, en proie à des divisions religieuses. "L’Église orthodoxe a peur que l’on n’ait plus besoin d’elle. Alors, elle courbe l’échine devant l’État", regrette Kobtzeff. Pourtant, rappelle-t-il, le Kremlin a tout intérêt à prendre soin de l’Église, car elle incarne une sorte de ciment de la société russe : "Qu’est-ce qu’être Russe aujourd’hui si ce n’est être l’héritier d’une culture orthodoxe ?", demande-t-il.
Les droits de l'homme, un "prétexte aux insultes contre la religion"
Usant et abusant de l’argument culturel, le patriarche Kirill a écrit, dans un ouvrage, que les droits de l’Homme sont "un prétexte aux mensonges et aux insultes contre la religion et les valeurs nationales." Selon lui, les États laïcs sont "infectés du virus de l’autodestruction" car ils autorisent les femmes à contrôler leur fertilité et tolèrent l’homosexualité. "Ils disent être libres, mais sont sans défense face au Mal."
Toutefois, l’argument du relativisme culturel est proprement irrecevable pour beaucoup et ne doit pas permettre d’accepter les injustices perpétrées par le Kremlin. "Les propos de Kirill traduisent une des caractéristiques russes les plus sinistres : ce régime n’est composé que d’anciens membres du KGB et de ploutocrates qui volent les citoyens impunément, pendant que l’Église d’État soutient les voleurs et dénonce leurs opposants", lance Nick Cohen, éditorialiste du quotidien britannique The Guardian. Et le journaliste de conclure son pamphlet : "Les communistes de l’Union soviétique qui ont massacré les chrétiens, les juifs et les musulmans étaient des militants athées qui persécutaient par conviction. Et aujourd’hui, qui sont leurs héritiers ? Si vous vous ne savez pas, je vous suggère de poser la question à Nadezhda Tolokonnikova, Maria Alyokhina et Yekaterina Samutsevich. Après deux ans de colonie pénitentiaire, elles devraient pouvoir vous répondre."