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La panne d'électricité qui a paralysé la moitié de l’Inde mardi est une cinglante illustration des défaillances énergétiques de la cinquième puissance économique mondiale. Explications avec Jean-Joseph Boillot, économiste spécialiste de l'Inde.

Tous les ingrédients du film catastrophe étaient réunis. Mardi 31 juillet, près la moitié de l’Inde a été plongée dans le noir après un effondrement du réseau électrique national. Quelque 600 millions d’Indiens répartis dans une vingtaine d’États du nord-est du pays, de la frontière pakistanaise aux confins du Nord-Est près de la Chine, ont été subitement privés d'électricité.

Métros, trains, feux de signalisations, ordinateurs, climatiseurs, éclairages publics et privés ont été instantanément paralysés, provoquant non seulement des scènes de panique (l’absence de courant provoque un dysfonctionnement des pompes des réservoirs d'eau) mais aussi d'importants embouteillages dans les grandes villes de la région, la capitale New Delhi, Calcutta et Lucknow, notamment. Dans le nord-est du pays, plus de 200 mineurs se sont retrouvés bloqués pendant six heures sous terre.

Si mercredi matin tous les réseaux électriques du nord de l'Inde avaient été réparés, cette méga panne vient rappeler que la cinquième puissance économique mondiale peuplée de 1,2 milliard d’habitants peine encore à gérer ses ressources énergétiques.

"Les infrastructures n’ont pas changé depuis l’ère Nehru"

"Le pays connaît une croissance économique de 7 % à 8 % par an, or dans le même temps, la production en électricité n’augmente, elle, que de 4 % à 5 % par an, explique Jean-Joseph Boillot, agrégé de sciences économiques et sociales et spécialiste de l’Inde. La conclusion est donc simple : il y a quasiment deux fois moins d’électricité générée que de demande, et le pays vit en pénurie quotidienne d’électricité."

Selon le chercheur, trois facteurs permettent d’expliquer cette insuffisance énergétique, véritable talon d’Achille du pays : son système de planification inadapté, l’archaïsme de son système politique fédéral et la vétusté de son modèle énergétique.

Le système d’infrastructure indien n’a en effet pas changé "depuis l’ère Nehru [Premier ministre de 1947 à 1964]", insiste Jean-Joseph Boillot. Depuis les années 1950-1960, le réseau électrique indien n’a que peu évolué. Si les principaux aéroports du pays ont été modernisés grâce à des accords passés entre l'État indien et des entreprises privées, les villes restent, elles, largement incapables de faire face à leurs besoins. Lignes à haute tension mal interconnectées et branchements sauvages sont quelques-uns des symptômes visibles d’un pays qui se rêve en géant malgré ses pieds d'argile (près de la moitié de la population indienne vit sans électricité).

La gratuité, un "argument électoral"

Sur le plan politique, le système fédéral indien constitue, en réalité, un obstacle de taille à la restructuration du réseau électrique. En dépit de la volonté de l’État central de faire bouger les lignes, les élus locaux rechignent à se lancer dans une entreprise de modernisation. En Inde, chaque État a le privilège de gérer localement son propre parc électrique, appelé SED (système d’énergie décentralisé). Une prérogative à laquelle les élus tiennent énormément tant ils s'en servent comme "argument électoral".

"La classe politique locale achète la paix sociale grâce à la gratuité de l’électricité. Prenez le cas de l'Uttar Pradesh [État du Nord] qui représente quelque 200 millions d’habitants, pensez-vous que les élus prendront le risque de se mettre à dos autant de personnes en revenant sur cette gratuité ?", interroge Jean-Joseph Boillot. Et tant pis, si le manque à gagner est substantiel pour l’État central...

Le défi du nucléaire

Troisième et dernier handicap du pays-continent : son modèle énergétique. L’Inde tire  près de 70 % de son électricité du charbon, dont le pays est aujourd’hui le troisième producteur mondial. Seulement voilà, ce minerai est de médiocre qualité et son transport, contrôlé par le géant minier Coal India, se heurte à la vétusté du réseau ferroviaire indien. Résultats, les centrales thermiques ne peuvent pas faire face aux pics de consommation.

Là encore réformer le secteur du charbon s’apparente à une véritable gageure. "C'est un secteur public où le corporatisme bureaucratique est tel qu’une tentative de privatisation entraînerait à coup sûr une révolte", estime Jean-Joseph Boillot. Pour combler le retard énergétique, le gouvernement a donc misé sur le nucléaire. Pour l'heure, les 20 réacteurs civils en activité, répartis dans les sept centrales que compte le pays, ne génèrent que 3 % de l'électricité consommée par les Indiens. Un chiffre que New Delhi souhaite porter à 25 % d’ici à 2050.

Ce marché - alléchant pour les puissances occidentales - peine toutefois à se concrétiser. La faute aux pesanteurs bureaucratiques (l'attribution de permis de construire se fait longuement attendre) mais aussi à un problème géographique. "Où construire des centrales dans un pays aussi peuplé que l’Inde ? Le temps de parcourir une centaine de kilomètres pour s’éloigner d’une mégalopole et l’on se heurte à une nouvelle grande ville ! L’Inde n’est pas au bout de ses peines et devra fournir des efforts considérables pour sortir de son bricolage énergétique", conclut Jean-Joseph Boillot. Le colosse atomique indien n’est pas pour demain.