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Le mea culpa raté d'une journaliste "dupée" par le clan Assad

Le portrait complaisant d'Asma al-Assad (photo), la femme du président syrien, publié par le magazine Vogue en février 2011 a refait surface, ces derniers jours, à la faveur du mea culpa exprimé par son auteur, Joan Juliet Buck.

Fin février 2011, à la veille du soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad, l’illustre magazine de mode américain Vogue publiait un portrait élogieux de la femme du président syrien. Au beau milieu du Printemps arabe qui avait alors eu raison du régime tunisien et du président égyptien Hosni Moubarak, l’article, intitulé "Une rose dans le désert ", rendait hommage à "la plus fraîche et la plus magnétique des premières dames", Asma al-Assad. Une femme "glamour, jeune et très chic", dont la "mission centrale", était-il précisé, "est de changer l'état d'esprit des six millions de Syriens de moins de 18 ans, de les encourager à ce qu'elle appelle une citoyenneté active".

Malgré la polémique déclenchée par le magazine tant dans les médias que sur la Toile, visiblement plus au fait de la nature autoritaire du pouvoir du président Assad, Vogue ne procéda au retrait de ce portrait complaisant qu’en mai 2011.
Asma al-Assad, "rose du désert" devenue "première dame de l’enfer"
Tombé dans les oubliettes du Web, l’article a refait surface ces derniers jours, à la faveur du mea culpa exprimé par son auteur, l’ancienne rédactrice en chef du Vogue français, Joan Juliet Buck. Cette dernière, dont le contrat n'a pas été renouvelé par Vogue après plus de 30 ans de bons et loyaux services, affirme avoir été "dupée" par Asma al-Assad, qu’elle qualifie désormais de "première dame de l’enfer" dans les colonnes du magazine Newsweek et sur le site The Daily Beast.
La journaliste de mode dit avoir été victime d’une opération de communication organisée par l’entremise d’un cabinet américain de relations publiques, Brown Lloyd James, qui conseillait, à l'époque, le clan Assad. Ce dernier lui avait obtenu son visa et l’un des cadres de la société, Mike Holtzman, l’avait accompagnée en Syrie. Selon des documents dévoilés ce mois-ci par WikiLeaks, le cabinet a continué à coopérer avec le régime baasiste malgré la répression sanglante du soulèvement en lui adressant, notamment, un mémorandum de conseils en communication en mai 2011.
"La rédactrice en chef [de Vogue, NDLR] m’a expliqué que la première dame était jeune, jolie, qu’elle n’avait jamais donné d’interview, que Vogue essayait de l’obtenir depuis deux ans et que, désormais, il y avait une société de relations publiques qui l’avait sans doute convaincue d’accepter", tente de justifier Joan Juliet Buck. Et d’ajouter dans Newsweek : "Je ne savais pas que j’allais rencontrer un assassin. […] Je n’avais aucun moyen de savoir qu'Assad, le doux ophtalmo un peu geek, tuerait plus de gens que son propre père, en torturerait des milliers d’autres, y compris des enfants".
Joan Juliet Buck pointe également du doigt les puissants services de renseignement syriens, qu’elle accuse aujourd’hui de l’avoir filée dans les rues de Damas lors de sa mission, en décembre 2010, d’avoir mis sur écoute son téléphone mobile et d’avoir "visité" son ordinateur portable. Elle révèle également qu’elle était accompagnée d’une "stagiaire" - prénommée Shéhérazade - tout au long de sa mission, que celle-ci lui avait été imposée par le cabinet américain de relations publiques et qu'elle n'était, en réalité, rien moins que la propre fille de l’ambassadeur de Syrie à l’ONU, Bachar al-Jaafari. Autant d’éléments accablants à même d’écorner la légendaire rigueur des journalistes américains et qui ne figurent pas dans l’article initial de Vogue...
Mea culpa raté ?
À la lecture des commentaires qu’il a suscités sur le Web et dans certains médias toutefois, le mea culpa de Joan Juliet Buck semble loin d’avoir convaincu. "Chère madame Buck, en lisant les commentaires, je suis sûr que vous réalisez que votre tentative de rédemption est un échec cuisant", écrit ainsi un lecteur sur le site The Daily Beast, où son récit est publié. "Elle ne pouvait pas se douter de la violence de ce régime. Jusqu’ici, il n’avait que déstabilisé le Liban, torturé et enfermé ses opposants politiques...", commente pour sa part un lecteur du site d’informations en ligne Rue89, à la suite de l’article dédié à cette affaire.
Le ton parfois maladroit du mea culpa est par ailleurs raillé dans un billet de blog publié sur le site du Guardian, le prestigieux quotidien britannique, qui estime la confession aussi "désastreuse" que l’article initial. La journaliste de mode affirme, en effet, maladroitement que le nom même du pays est "sinistre" et que "Syria", en anglais, sonne comme le mot "seringe" ("seringue") ou "hiss", soit le son d’un sifflement de serpent, insinuant qu’elle aurait dû se méfier. Le billet rédigé par Homa Khaleeli ironise sur le soin avec lequel elle décrit l’apparence des moukhabarat, les redoutables services syriens, "chaussés avec des souliers des années 1980" et vêtus "de blousons en cuir mal taillés", ce "qui semble plus l’intriguer" que le fait qu’ils la suivent.
De son côté, la journaliste semble soulagée d’avoir publié son plaidoyer censé redorer son blason. Chose qu’elle n’avait pu faire tant qu’elle était liée contractuellement au magazine de mode, ce dernier lui ayant explicitement ordonné de ne pas s’exprimer sur ce sujet. "Je n’avais aucun moyen de savoir, alors que j’admirais les événements de la place Tahrir, que je paierai le prix d'avoir écrit sur les Assad. Je n’avais aucun moyen de savoir que cet article me coûterait mon gagne-pain et mettrait fin à mon association avec Vogue (…)", écrit-elle.
Surtout, Joan Juliet Buck semble désormais mieux au fait de la situation en Syrie. En effet, sur son compte Twitter, elle relaye très fréquemment les tweets émanant d’opposants ou de journalistes s’exprimant sur la crise syrienne. Quant au magazine Vogue, déjà éclaboussé par la polémique qui avait suivi la publication d’"Asma al-Assad, une rose dans le désert", il n’a pour l’instant pas réagi à la sortie de son ancienne journaliste.