En Argentine puis en Bolivie, deux expropriations d’entreprises espagnoles ont, coup sur coup, porté une nouvelle estocade à l’Espagne en crise. La relation entre l’ancienne puissance et ses anciennes colonies reste ambiguë.
L’annonce de la nationalisation de l'entreprise de Transport d'électricité (TDE) par le président bolivien Evo Morales, mardi 1er mai, a plombé un peu plus l’Espagne. TDE, premier exploitant du réseau électrique bolivien, était détenu à 99,94 % et géré par Réseau électricité international, filiale du groupe Réseau électrique d'Espagne, depuis 2002.
Des investissements étrangers en hausse
La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) a publié le 3 mai un rapport sur les investissements étrangers en Amérique latine et aux Caraïbes en 2011. Cette région a reçu plus de 153 milliards de dollars l’année passée, contre 120 milliards en 2010. Le Brésil est de très loin le premier bénéficiaire de ces investissements avec 66,6 milliards de dollars. Suivent le Mexique (19,4), le Chili (17,3) la Colombie (13,2) et le Pérou (7,6).
Les principaux investisseurs sont les Etats-Unis (18%), suivis de l’Espagne (14%).
Morales, qui a ordonné aux forces armées boliviennes de "prendre le contrôle de la direction et de l'administration" de TDE, aurait justifié ce coup de force par le peu d’investissement réalisé par le groupe espagnol sur l’année passée, expliquent les autorités espagnoles.
Un camouflet symbolique
Économiquement, ces mesures ne devraient pas avoir d’impact majeur sur la crise que traverse l’Espagne, selon Sébastien Velut, professeur à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique latine : "Les problèmes économiques de l’Espagne sont trop importants pour que ces nationalisations aient une véritable incidence. Ce n’est pas non plus une goutte d’eau, notamment pour Repsol, mais les effets seront plus ressentis par les petits actionnaires de l’entreprise et l’entreprise elle-même que par le pays dans son ensemble."
C’est davantage sur le plan idéologique que ces attaques devraient avoir un véritable impact, explique le spécialiste : "Ces deux nationalisations qui interviennent coup sur coup, ce n’est évidemment pas fortuit, d’autant que l’Espagne traverse une crise historique. Depuis une vingtaine d’années, les entreprises espagnoles, profitant d’un capitalisme sous perfusion, ont adopté une stratégie très agressive à l’égard de leurs homologues sud-américaines. Dans certains pays, les méthodes employées pour leur implantation ont été très critiquée. Certains y ont vu une forme de néocolonialisme."
Les antagonismes latino-américains à leur paroxysme
Mi-avril, lors du sixième sommet des Amériques à Carthagène-des-Indes, en Colombie, les pays d’Amérique latine avaient démontré "qu’en dépit des divergences idéologiques, ils avaient une perspective commune de construction sur un modèle proche du fédéralisme", explique Pascal Drouhaud, vice-président de l’Institut Choiseul et spécialiste de la région.
Au lendemain du sommet, l’annonce de la nationalisation d’YPF par l’Argentine est survenue. Les réactions à travers le continent ont rapidement ravivé les antagonismes en Amérique latine, où l’Espagne est tout de même le cinquième investisseur le plus important.
Sans surprise, le Venezuela de Chavez, suivi par Cuba et l’Uruguay, ont soutenu la décision de Kirchner. Le Brésil et le Pérou se sont, eux, montrés plus mesurés, à mi-chemin entre les pays de l’Alliance bolivarienne (Alba) et une frange nettement plus hostile à l’égard du coup de force argentin.
Trois pays aux penchants plus libéraux, le Mexique, le Chili et la Colombie, ont pour leur part ouvertement manifesté leur mécontentement. Le président mexicain Felipe Calderon, notamment, a insisté sur le fait que "tous les pays en voie de développement [avaient] besoin d'investissement".
Même chose au Chili, où le ministre de l’Économie Pablo Longueira a regretté que l’attitude de l’Argentine "fasse passer l’Amérique latine pour une région peu attractive".
L’amour vache
Pour Pascal Drouhaud, l’équation latino-américaine est complexe à résoudre pour Madrid : "Ils ne peuvent pas immédiatement se désengager des pays qui pratiquent ces expropriations pour se concentrer sur les pays plus ‘amicaux’. C’est un processus compliqué qui prendrait plusieurs années. Dans l’immédiat, ils n’ont pas d’autre choix que d’ouvrir des négociations contraintes avec ces gouvernements. Après, il est probable que l’idée d’une ‘réadaptation’ de la stratégie espagnole trotte dans les têtes."
L’Espagne a donc logiquement refusé de monter l’affaire bolivienne en épingle : "Ce n'est pas une situation généralisée" en Amérique latine, assure le ministre espagnol de l'Économie Luis de Guindos, qui écarte même l’idée d’un parallèle avec l’expropriation argentine d’il y a deux semaines.
Effectivement, à la différence de l’Argentine, qui est entrée en conflit ouvert avec l’Espagne au sujet de Repsol, la Bolivie tente elle aussi d’éviter l’escalade.
Pour preuve, le jour de la nationalisation de TDE, le président Morales a également inauguré une nouvelle raffinerie de gaz dans le pays, dont la gestion a été confiée à… l’Espagnol Repsol. Morales a également profité de la cérémonie pour rendre hommage au "leadership de Repsol, une des entreprises multinationales les plus importantes au monde" dont l’ "investissement sera toujours respecté comme partenaire."
Une révérence qui illustre toute l’ambiguïté des relations entre l’Espagne libérale et l’Amérique latine, déjà divisée entre le bloc de l’Alba et les autres pays de "confession" plus libérale.