Des migrants et un collectif d'ONG portent plainte après la mort en mer de 63 personnes qui fuyaient la Libye en mars 2011. Ils accusent l'armée française d'avoir ignoré les appels de détresse des réfugiés, ce que conteste le ministère de la Défense.
En mars 2011, 63 migrants tentant de rejoindre l'île italienne de Lampedusa à bord d’une embarcation de fortune pour fuir les violences de la guerre en Libye trouvaient la mort en mer Méditerranée, entre les côtes italiennes et libyennes. Neuf personnes seulement ont survécu. Quatre d'entre elles, des Éthiopiens de 25 et 26 ans aujourd'hui réfugiés en Tunisie, ont décidé, avec le soutien d’un collectif d’ONG, de porter plainte contre X pour non-assistance à personne en danger .
Le rapport de la plainte, qui doit être déposé vendredi 13 avril auprès du Tribunal de grande instance de Paris (TGI), et qui a pu être consulté par FRANCE 24, met en cause l’armée française qui, selon les plaignants et leurs avocats, ne "pouvait ignorer le péril pesant sur l’embarcation". "Les militaires français ne pouvaient pas ignorer la présence du bateau dans le secteur, ni ignorer qu’il était en détresse. Entre ses différents bateaux, les sous-marins et les hélicoptères, la France était l’armée la plus présente en Méditerranée", explique maître Stéphane Maugendre, avocat en charge du dossier et directeur du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), contacté par FRANCE 24.
Une accusation que rejette catégoriquement le ministre de la Défense, Gérard Longuet, sur la foi notamment d'un rapport du Conseil de l'Europe publié fin mars. Le document, a souligné mercredi 11 avril le ministre dans un communiqué, "ne mentionne, à aucun moment, une quelconque responsabilité de la France dans ce tragique événement". "Rien, aujourd'hui, ne permet à ces ONG d'accuser l'armée française de non secours aux migrants naufragés", a-t-il ajouté.
La Méditerranée, cimetière de l’Europe Dans la nuit du 26 au 27 mars 2011, 72 personnes originaires d’Éthiopie, d’Érythrée, du Niger, du Ghana et du Soudan embarquent à bord d’un zodiac qui quitte Tripoli à destination de Lampedusa, petite île au large de l’Italie. Parmi les passagers, 70 adultes - dont une vingtaine de femmes, certaines enceintes - et deux bébés. La traversée devait se faire en 18 heures, maximum 24. Mais le périple, qui va en fait durer quinze jours, tourne au cauchemar .
Encore loin des côtes le 27 mars, les passagers, munis d’un téléphone satellitaire, contactent en fin de journée un prêtre érythréen à Rome. Ce dernier joint les garde-côtes italiens qui déterminent la localisation précise du navire et relayent l’appel de détresse aux navires se trouvant dans le secteur, ainsi qu’aux garde-côtes maltais et à la base de l’OTAN située à Naples.
D’après les témoignages des survivants, un hélicoptère non identifié a survolé l’embarcation dans la soirée du 27 mars. Les passagers se sont alors mis à crier et à s’agiter pour signifier leur détresse. Sans réponse. Quelques heures plus tard, un hélicoptère - peut-être le même - repasse pour larguer de l’eau et des biscuits avant de repartir.
Le 28 au matin, l’embarcation, en rade de carburant, se met à dériver. Les premiers passagers décèdent après cinq à six jours. Après dix jours en mer, plus de la moitié des passagers ont péri. La soif, la faim et l’odeur des cadavres en ont poussé plusieurs à se jeter à l’eau. Au bout de 14 jours, 63 passagers sur 72 sont morts. Le 10 avril, une tempête pousse l’embarcation sur la plage de Zliten en Libye. Onze personnes sont vivantes mais deux d’entre elles décèdent au moment du débarquement. Les neufs survivants sont placés en détention par l'armée libyenne. "La Méditerranée est le nouveau cimetière autour de la forteresse européenne, s’offusque maître Stéphane Maugendre. Et pourtant, c’est l’une des mers les plus surveillées au monde."
Dès la fin février 2011, la guerre libyenne a poussé des dizaines de personnes sur les routes de l’exil. Selon l’Organisation internationale des migrations (OMI), près de 346 000 étrangers ont fui la Libye fin mars 2011, en octobre ils étaient plus de 750 000. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estime qu’au moins 1 500 personnes ont péri l’année dernière en tentant d’effectuer la traversée de la Méditerranée.
Témoignage de Dana Heile Gebre, l'un des survivants
En pleine dérive, l’embarcation aurait même croisé un navire "de couleur gris clair, portant deux hélicoptères et dont certaines personnes à bord portaient des uniformes". Le bâtiment aurait fait "plusieurs fois le tour du navire en perdition, certains membres de son équipage se contentant de prendre des photos, puis s’éloigna sans prêter secours aux migrants", mentionne la plainte sans en préciser la nationalité.
"On nous dit que l’armée se trouvait à ce moment dans le golfe de Syrte, cela reste à démontrer. Et quand bien même : lorsque vous recevez un appel de détresse, vous devez détourner votre route", poursuit maître Stéphane Maugendre, bien décidé à user de tous les recours pour défendre cette affaire.