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Malgré l’interdiction de manifester à Dakar, "Y’en a marre" continue de s’élever contre la candidature d’Abdoulaye Wade à la présidentielle du 26 février. Une opiniâtreté que l’intellectuel sénégalais Adama Gaye analyse pour FRANCE 24.

Des sommités de la scène musicale sénégalaise embarquées au commissariat par les forces de l’ordre… Les images font, depuis le jeudi 16 février, le tour du Net local. Ce jour-là, à Dakar, la police disperse à grands renforts de gaz lacrymogènes un rassemblement organisé à l’appel du collectif Y’en a marre, qui, au même titre que les autres groupes rassemblés au sein du très hétéroclite Mouvement du 23-Juin (M23), réclame le retrait de la candidature du chef de l’État sortant, Abdoulaye Wade, à la présidentielle du 26 février. Lors de l’intervention, huit membres de l’organisation ont été interpellés - parmi lesquels les deux très renommés rappeurs Simon et Kilifeu.

Une tapageuse arrestation qui a remis sur le devant de la scène médiatique l’opiniâtreté d’un mouvement de contestation dont nombre d’observateurs prophétisaient l’essoufflement imminent. Vendredi 17 janvier, les impétueux "Y’en a marristes" ont appelé la population à manifester "massivement" dans le centre de la capitale sénégalaise, malgré les interdictions répétées du gouvernement.

Organisation qui, comme l’explique l’un de ses co-fondateurs Fadel Barro, "ne se réclame d’aucune doctrine et d’aucun parti", le collectif fondé en janvier 2011 par des rappeurs et journalistes entend continuer son "combat pour la démocratie". L’objectif étant, selon ses fondateurs, de "façonner une masse critique capable de s’organiser en contre-pouvoir et de lutter contre le fatalisme digne d’un autre temps".

Autant de louables intentions qui, aux yeux l’intellectuel sénégalais Adama Gaye, masquent mal le manque de vision politique de ce jeune collectif. Entretien avec le chercheur et journaliste, spécialiste des questions africaines.

France 24 - Qu’est-ce qui a présidé à la création du collectif "Y’en a marre" ?

Adama Gaye - "Y’en a marre" est un mouvement spontané né il y a un an dans les banlieues défavorisées de Dakar. Dès sa création, il a rassemblé une jeunesse, issue des couches déshéritées, qui souhaite exprimer son ras-le-bol à l’égard du pouvoir en place.

Mais, à l’époque, la naissance du collectif répondait moins à un idéal démocratique qu’à des aspirations sociales. En 2000, Abdoulaye Wade avait été élu parce qu’il s’était engagé, entre autres, à développer l’emploi des jeunes. Or, ces promesses ne se sont pas matérialisées. Durant ces années, beaucoup de jeunes Sénégalais ont choisi de risquer leur vie en s’embarquant clandestinement pour l’Europe. Mais lorsque les autorités européennes ont établi un vrai cordon sécuritaire autour de leur territoire, ils n’ont eu d’autres ressources que de s’opposer au régime en place.

Leur discours a vite trouvé un écho auprès de la population, car la classe politique était aux abonnés absents. L’opposition était considérée comme une opposition de salon et de communiqués de presse. Ce sont ces jeunes rappeurs et journalistes, à l’origine du mouvement, qui ont donc occupé le terrain.

F24 - En cette période électorale, l’opposition n’essaie-t-elle pas de récupérer la popularité du collectif ?

A. G. - Il existe un risque réel de récupération. Pas seulement de la part de l’opposition, mais aussi du pouvoir en place, qui a les moyens de soudoyer cette jeunesse désœuvrée. Pour le moment, ils résistent car ils savent s’auto-surveiller.

F24 - L’organisation est-elle en mesure de faire plier Abdoulaye Wade ?

A. G. - "Y’en a marre" ne dispose pas de leadership structuré. Ses slogans peuvent faire mouche mais le collectif n’a pas de vision et ne propose rien de crédible. Cette organisation n’est pas encore au même niveau que celles ayant mené la révolution en Tunisie et en Égypte, notamment parce qu’elle ne maîtrise pas de la même manière les technologies, comme Internet.

C’est bien de dire "Y’en a marre", mais il faut proposer. Les Sénégalais sont en attente de projets concrets.

Reste que ces jeunes constituent une force de résistance qui peut mettre le pouvoir sur le qui-vive et le pousser à la faute. Des arrestations, comme celles intervenues jeudi, peuvent très vite attirer l’attention de la communauté internationale. Mais, je le répète, nul ne connaît leur projet démocratique et quel régime politique ou quelles valeurs ils défendent. Leur approche reste inconsistante.

F24 - "Y’en a marre", justement, fait tout pour demeurer apolitique…

A. G. - Quand on dit "Y’en a marre", on fait de la politique. Il y a clairement une volonté d’en finir avec le régime en place. Cette posture montre l’incapacité de ces jeunes à donner de la substance à leur mouvement. Ils doivent se former et développer une vision avant de devenir un symbole de la contestation. Il leur faut une figure de proue. Comme le fut, en 2000, Abdoulaye Wade, qui apparaissait alors comme un leader d’opposition charismatique.

Ironiquement, on peut même dire que c’est Wade qui est à l’origine de ce mouvement. Durant ses 30 années passées dans l’opposition, il se définissait comme le "président de la rue publique". Avant d’arriver au pouvoir, il a longuement occupé l’espace public. Les jeunes contestataires d’aujourd’hui s’inscrivent dans cette tradition…