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Pour Anissa Daoud, la Tunisie est face "à un nouvel ordre moral"

La Tunisienne Anissa Daoud, comédienne et co-auteur de la pièce "Hobb Story - Sex in the (Arab) city", actuellement sur scène à Paris, revient pour FRANCE 24 sur les conséquences de la révolution sur la culture et la société de son pays.

Après un premier passage en mars 2010, la pièce tunisienne "Hobb Story - Sex in the (Arab) city" est de retour à Paris, au théâtre du Tarmac jusqu’au 14 janvier. Ce spectacle associant théâtre, cinéma et musique aborde les questions de l’amour et du sexe dans le monde arabe. L’occasion d’interroger la comédienne Anissa Daoud, co-auteur de la pièce "Hobb Story", sur l'impact que la révolution a eu sur la culture et la société de son pays.

FRANCE 24 : La révolution tunisienne a-t-elle modifié votre façon de travailler ?
Anissa Daoud : Avec l’émergence des salafistes en Tunisie, il nous est devenu difficile de montrer la pièce qui traite de la sexualité et de l’islam. Sous Ben Ali, nous avions bataillé pour avoir le droit de monter sur scène. La légèreté de ton du texte a soustrait la profondeur de la pièce à la vigilance des censeurs, qui nous ont finalement autorisés à jouer. Ils ont très vite regretté cette décision et essayé d’annuler les autorisations, mais il était trop tard à cause du succès de la pièce. À cette époque, les réactions du public étaient variées, il y avait toujours des gens qui nous crachaient à la figure. Mais les débats qui suivaient nos représentations en Tunisie, révélaient des opinions éclectiques à l’image de la société plurielle et diversifiée, loin du modèle de pureté que veulent nous imposer les islamistes. Aujourd’hui, malgré la révolution, la polémique est restée la même. Auparavant, on n’osait pas nous attaquer sur l’aspect libertaire de la pièce. L’arrivée des islamistes au pouvoir a ravivé de vieilles polémiques. Il y a désormais plus d’agressivité car davantage de gens se sentent légitimes et autorisés à exercer une pression liberticide sur nous, comme l’a démontré l’affaire "Persépolis".
F24 : Dans ce contexte, allez-vous rejouer la pièce en Tunisie ?
A.D : Depuis la révolution, deux membres de notre équipe hésitent à poursuivre leur collaboration avec nous. Quand les créateurs ont peur, cela signifie que nous sommes déjà dans une forme d’autocensure face à un nouvel ordre moral, une nouvelle dictature. Mais nous sommes décidés à rejouer la pièce en Tunisie, c’est un devoir, nous devons conquérir cet espace pour parler du corps et du sexe qui sont inscrits dans notre culture littéraire et religieuse. Le prophète exalte la jouissance ! Si nous laissons cet espace vide, il sera investi par les médias salafistes à l’instar des évangélistes aux Etats-Unis et en Amérique latine. Mais ce qui m’alarme le plus c’est le silence des journalistes et de la société civile face à la censure insidieuse qui a, par exemple, récemment touché des numéros des hebdomadaires "Le Point" et le "Nouvel Observateur" alors interdits sur le territoire.
F24: Comment expliquez-vous l’instauration de ce "nouvel ordre moral"?
A.D : Le constat aujourd’hui est que nous sommes et avons toujours été une société conservatrice, surtout intellectuellement. Sous Ben Ali, l’hyper-individualisme, la course à la consommation et l’uniformisation de la société étaient la norme. C’est ce qui a encouragé l’islam sous sa forme la plus normative. Tout cela est le produit du vide spirituel et intellectuel laissé par les régimes dictatoriaux de Bourguiba et Ben Ali. Les islamistes sont le fruit de notre lâcheté et les produits de leur époque. Même le nouveau président Marzouki, un laïc de gauche, nous fait aujourd’hui la leçon sur l’arabité et l’islam.
F24: Dans ce cas, comment continuer à faire entendre votre voix?
A.D : Par la parole et l’humour. Les Tunisiens ont beaucoup d’humour, c’est une identité résistante contre l’endormissement et la dépolitisation des gens. On n’est pas politisé par nature, on le devient…