
Des agriculteurs français bloquent une autoroute pour protester contre l'abattage massif de vaches ordonné afin de contenir la propagation de la dermatose nodulaire, le 15 décembre 2025. © Nicolas Mollo, AP
La Tribune française, Focus Occitanie, Le Fil hexagonal, Miroir de France… Derrière ces noms de sites Internet présentés comme des médias d'information française se cachent en réalité "des médias fictifs francophones du réseau Storm-1516 affiliés au Kremlin", explique sur X l'historien David Colon. Spécialiste de la propagande et de la communication politique en temps de guerre, il a recensé 16 sites qui "cherchent depuis jeudi dernier (jeudi 11 décembre, NDLR) à amplifier en ligne le mouvement des agriculteurs", mobilisés contre contre la gestion de la crise de la dermatose nodulaire par les autorités françaises.

Ces cas sont loin d'être isolés. D'après un rapport de la société américaine de cybersécurité Recorded Future publié en septembre, quelque 141 faux sites d'information rédigés en français ont été créés rien qu'en 2025. La plupart se présentent comme des sites d'actualité régionale. Mais en parcourant les contenus, apparaissent progressivement des articles plus orientés et favorables à la Russie.
Les 16 noms de domaines repérés par David Colon avaient déjà été identifiés par Recorded Future, qui avait attribué leur paternité à l'Américain John Mark Dougan, un ancien shérif-adjoint reconverti en propagandiste à la solde de Moscou selon Newsguard, une société américaine de lutte contre la désinformation. Celui-ci a récemment été accusé par l'organisation américaine Newsguard et le média allemand Correctiv d'avoir ciblé les élections allemandes, en multipliant les contenus anti-immigration ou eurosceptiques favorables au parti d'extrême droite Alternative für Deutschland (AfD).
Recorded Future a également établi un lien avec le Centre d'expertise géopolitique (CEG) basé à Moscou et la direction principale de l'état-major général des forces armées de la fédération de Russie (GRU), le service de renseignement militaire russe.
Après l'Allemagne, la France serait-elle dans la ligne de mire ? Pour Fanch Francis, ancien membre de la direction du renseignement militaire, rien de surprenant. Selon lui, ces opérations d'ingérence s'inscrivent dans la continuité d'une stratégie de "guerre informationnelle" rodée depuis des années par la Russie.
L'IA au service de la propagande russe en français
La véritable nouveauté, explique ce spécialiste aujourd'hui à la tête d'une entreprise de cybersécurité, tient au recours massif, depuis deux ou trois ans, aux outils d'intelligence artificielle générative, désormais exploités de manière efficace par les Russes pour produire et diffuser des contenus.
Là où il fallait auparavant une infrastructure lourde avec "des analystes pour décrypter l'opinion publique cible, interpréter les événements, des rédacteurs pour écrire des textes, puis des développeurs pour créer les sites Internet, ces contraintes ont désormais disparu. Il n'était alors pas possible de mener autant de campagnes sur une période aussi courte." Aujourd'hui, l'IA a levé l'ensemble de ces barrières.
Ces campagnes se concentrent sur des sujets qui exacerbent les divisions entre Français. Des pics d'activité ont ainsi pu être observés lors des manifestations, comme en ce moment avec les agriculteurs, ou encore avec lors des débats autour de la vaccination et des mesures sanitaires pendant la crise du Covid-19, des Gilets jaunes, de l'école pour tous, énumère Fanch Francis. "Chaque événement polarisant donne lieu à un sursaut d'activité."
Les contenus s'appuient systématiquement sur des événements réels, explique-t-il. L'objectif est de s'en saisir pour orienter l'interprétation et d'en amplifier la portée. À partir d'un fait mineur mais véridique, il devient alors possible de construire un récit déformé et d'en démultiplier l'impact, notamment en exploitant le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux, afin d'en favoriser la diffusion et la reprise.
Cette dynamique a été analysée par Thomas Delorme, chargé de recherche pour le Cercle Pégase, consultant défense et sécurité chez Sopra Steria, qui prépare la publication en janvier d'une étude portant sur 25 000 articles publiés par ces sites en français. "La figure la plus citée dans notre corpus, c'est Vladimir Poutine", détaille-t-il.
Selon lui, les contenus générés par ces faux médias ne sont pas forcément destinés à être lus directement par des humains, mais plutôt à être "parcourus par des machines qui vont ensuite insérer ces données-là dans leur modèle d'IA".
"L'idée, explique-t-il, c'est que si je pose ensuite une question à un outil comme ChatGPT sur le déclenchement de la guerre en Ukraine, il attribuera la responsabilité à Kiev plutôt qu'à Moscou."
Les municipales de 2026 dans la ligne de mire
Cette prolifération de faux sites fait craindre des tentatives de déstabilisation lors des municipales de 2026, qui pourraient constituer, selon les spécialistes, un moment d'intense activité pour ces campagnes d'ingérence russe.
D'après une source sécuritaire citée par France 2, qui a enquêté sur ce phénomène, il s'agit d'une stratégie de prépositionnement. "Si demain, vous sortez un réseau de plusieurs centaines de sites en français qui ont une activité frénétique, ça va se voir. Mais si vous les faites vivre à bas bruit très longtemps à l'avance, ils apparaîtront comme légitimes et mettront plus de temps à être débranchés", indique la source.
Pour David Colon, cité par France 2, ces faux sites régionaux, en parlant de thématiques territoriales proches des lecteurs, installent un sentiment de confiance auprès de leur audience. L'utilisation de faux noms et prénoms, âges, cohérents avec la démographie paysanne de la région ciblée, "donne un gage d'authenticité", illustre Fanch Francis.
"L'objectif numéro un, résume-t-il, est d'affaiblir l'unité sociétale du pays cible. Parce que quand votre président, vos ministres, vos préfets, vos chefs d'état-major d'armée sont concentrés à régler des problèmes à l'intérieur, ils sont beaucoup moins présents sur la scène internationale."
