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Ankara aurait-il des arrière-pensées kurdes en haussant le ton contre la Syrie ?

La Turquie a une nouvelle fois menacé Damas de sanctions, envisageant de créer une zone tampon à la frontière entre les deux pays. Mais derrière le souci humanitaire d'Ankara, d'autres préoccupations apparaissent et notamment la question kurde.

Ankara hausse une énième fois le ton contre le régime Assad. Vendredi 25 novembre, le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoglu, a menacé la Syrie de nouvelles sanctions si elle refusait l’envoi dans le pays des 500 observateurs internationaux que propose la Ligue arabe. "Nous pensons qu'il faut désormais mettre fin aux souffrances du peuple syrien [...] et à l'effusion de sang", a-t-il ajouté lors d’une conférence de presse à Istanbul où il s’exprimait conjointement avec son homologue jordanien.

Depuis le début du soulèvement populaire en Syrie en mars dernier, les autorités turques n’ont eu de cesse de critiquer la sanglante répression menée par le régime de Bachar al-Assad. Mardi 24 novembre, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a eu des mots très durs envers celui qu’il appelait, il y a quelques mois encore, son "frère". "Pour le salut de ton peuple, de ton pays et de la région, quitte désormais le pouvoir", avai-t-il alors asséné, tutoyant Bachar al-Assad.

D’abord prudent, l’ancien allié turc semble donc avoir décidé de hausser le ton.  Le15 novembre, Ankara avait déjà pris un premier train de sanctions en annonçant l’arrêt de sa coopération en matière d’exploration pétrolière avec Damas.

Une proposition ambiguë

Aujourd'hui, la Turquie a décidé d'aller encore plus loin. Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, elle a une nouvelle fois évoqué l'intention de son pays d’instaurer une zone tampon dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, dans le but de protéger les civils. Une proposition qui suscite de nombreuses interrogations quant à sa mise en œuvre, car il semble difficile de mettre en place cette zone en territoire syrien sans l’accord du régime. Jusqu'à présent en effet, Damas s’est montré peu enclin à coopérer avec la communauté internationale, malgré les pressions diverses dont elle fait l'objet.

Pour Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie et directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo), "si c’est bien en territoire syrien que la Turquie veut établir cette zone, elle aura besoin d’un appui militaire, étant donné qu’il est invraisemblable que Damas l’accepte". Mais en faisant cela, elle risque de s’attirer les foudres de Damas qui a déjà prévenu qu’elle riposterait à une telle initiative. Frédéric Encel *, spécialiste du Proche-Orient et maître de conférence à l’institut politique de Paris, rappelle pour sa part "qu’en droit international il s’agirait d’une violation de territoire" et que "la Syrie possède des missiles qu’elle pourrait alors utiliser".

Autre conséquence à craindre : une extension du conflit à toute la région. L’Iran "ne laisserait pas la Turquie introduire des militaires en Syrie pour créer cette zone tampon sans réagir", estime ainsi Fabrice Balanche, qui relève par ailleurs "une certaine ambiguïté" dans la proposition turque.

Selon lui, la mise en place d'une zone tampon pour protéger les civils dans le nord de la Syrie n’a pas de sens, car "mis à part les 50 kilomètres de frontière que des Syriens ont traversé pour fuir la répression, la région est calme et n’a pas fait l’objet de soulèvements significatifs". Une zone tampon se justifierait davantage, selon lui, le long de la frontière jordanienne, dans la région de Deraa, qui a vu naître le mouvement de contestation. Pour le spécialiste, cette proposition s'apparente plutôt à une façon déguisée d’entrer militairement en Syrie sous couvert d’une action humanitaire.

La question kurde, enjeu majeur pour Ankara

Reste une question : en dénonçant avec autant de véhémence l’attitude du régime Assad, Ankara n’a-t-elle pas d’autres arrière-pensées ? Pour Fabrice Balanche comme pour Frédéric Encel, le mécontentement turc trouve aussi une explication dans la question kurde, éternelle pomme de discorde entre les deux pays.

" Les autorités turques sont profondément agacées par l’attitude d'Assad et surtout par l’autonomie qu’il commence à donner aux Kurdes de Syrie [début juillet par exemple, Bachar al-Assad a ainsi accordé la nationalité syrienne à plusieurs dizaines de milliers de kurdes ndlr]", analyse Fabrice Balanche. Acculé, Bachar al-Assad semble en effet faire feu de tout bois pour tenter de contenter tous ceux qui pourraient être encore susceptibles de le soutenir, et notamment les minorités.

Aux prises avec les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan, la Turquie craint, elle, que l'acqusition de nouveaux droits par les Kurdes de Syrie n’encourage la communauté installée sur son territoire, autrement plus nombreuse, à se soulever et à réclamer un traitement équivalent. "A chaque fois qu’il y a eu des tensions entre Turcs et Syriens, Damas a utilisé ce qu’on pourrait appeler le levier kurde pour faire pression sur son voisin", analyse Frédéric Encel. Avant de conclure : "En 1998 déjà, des bruits de bottes s’étaient fait entendre à la frontière, rappelle-t-il. A l'époque, les autorités turques avaient massé des troupes dans le sud du pays pour tenter de faire fléchir Damas, qu’elles accusaient de soutenir le PKK… 

*Frédéric Encel est l’auteur de "Comprendre la géopolitique", Seuil, 2011.