
Les 100 000 alaouites qui vivent au Liban suivent avec inquiétude la situation en Syrie, où le président Bachar al-Assad, lui-même alaouite, doit faire face à la contestation de la rue. Reportage dans la région de Tripoli.
Encadré par un garage et une boutique remplie d’outils et de ferraille, un petit salon de coiffure aux murs défraîchis donne sur la route principale du village de Tal Abbas, où passent quelques camions chargés de marchandises. La région du Akkar, au nord de Tripoli, est l’une des plus pauvres du Liban. Perdu au milieu des champs, Tal Abbas n’est qu’à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Et alors que la Syrie s’enfonce dans la crise depuis huit mois, les alaouites qui vivent ici ne cachent pas leurs inquiétudes.
"Lorsque Hafez al-Assad est arrivé au pouvoir [en 1970 ndlr], la communauté alaouite a enfin obtenu des droits en Syrie et au Liban, affirme Ahmed Ali Ali, un client du salon de coiffure. Nous achetons nos médicaments, notre essence ou encore nos légumes en Syrie. Tout est bon marché là-bas. J’espère que le régime ne tombera pas. Si Bachar al-Assad [qui a succédé à son père en 2000, ndlr] part, il n’y aura plus d’alaouites ni de chrétiens ici", prédit-il en brandissant sa canne. Le coiffeur s’échauffe lui aussi tout en maniant les ciseaux : "Nous avons vécu toute notre vie ici, nos maisons sont ici, nous n’en bougerons pas. Nous sommes Libanais et nous nous battrons pour nous défendre."
"La femme de Bachar al-Assad est sunnite"
A Tripoli, sur les murs des immeubles de Jabal Mohsen, des posters de Bachar al-Assad et de son père Hafez : une petite Syrie au cœur de la deuxième ville du Liban. Dans ce quartier démuni où vivent près de 50 000 alaouites, la parole est contrôlée. Difficile de discuter librement avec les habitants. "Je suis sûr que personne dans le quartier ne dirait rien de mauvais, mais on ne sait jamais. Il ne faut pas aviver les tensions", justifie Abdelatif Saleh, le responsable de la presse au sein du Parti démocratique arabe, l’organe alaouite libanais.
Huit mois après le début du mouvement de contestation en Syrie, les Libanais redoutent une exportation de la crise dans leur pays et notamment à Tripoli, où l’équilibre communautaire est fragile. Dimanche 13 novembre, pro et anti-Syriens ont manifesté au même moment, à quelques kilomètres les uns des autres. Mi-juin déjà, des combats entre opposants et partisans du régime de Bachar al-Assad ont fait sept victimes. Et en 2008, de violents affrontements avaient opposé sunnites et alaouites.
Le discours de Rifaat Eid, le vice-président du Parti démocratique arabe, est, selon une source diplomatique, sans ambages : les alaouites sont prêts à se battre jusqu’au bout pour défendre le président Assad. Abdelatif Saleh se veut plus rassurant. Il affirme que le parti contrôle la rue alaouite : "Nous ne voulons pas être la première étincelle qui mène à la guerre. Nous avons ordonné à nos supporters de ne pas donner la moindre chance à l’autre camp de provoquer des conflits." "De quoi aurions-nous peur ? poursuit-il. La situation syrienne n’a pas de conséquence au Liban. Si les tensions s’aggravent en Syrie, si ici l’autre camp nous provoque et si l’armée ne nous protège pas, alors oui, dans ces conditions-là, nous nous défendrons."
Badr Wannous assure ne pas croire lui non plus que la communauté alaouite du Liban soit menacée. Il est l’un des deux députés alaouites et membre de l’opposition libanaise [le Courant du 14-Mars, majoritairement contre le régime de Damas, ndlr]. "Si le régime syrien tombe, personne ne touchera à un alaouite de Tripoli, affirme-t-il depuis son bureau du centre-ville. Nous travaillons dur à essayer de maintenir une certaine harmonie. Les sunnites n’ont pas de haine à l’égard des alaouites ; la femme de Bachar al-Assad est sunnite ! Ses fils ne vont pas être tués par leurs propres oncles…"
"La situation en Syrie est excellente"
Abdelatif Saleh ne se rend que rarement dans le centre de Tripoli, majoritairement sunnite. Il ne quitte Jabal Mohsen que pour aller en Syrie. "J’y vais chaque semaine, en particulier dans les régions où des affrontements sont supposés avoir lieu. Mais il ne se passe rien ! Les médias mentent. Environ 95 % de la population soutient Bachar Al-Assad." A ses côtés, Ali Feddah, un jeune membre du comité politique du parti, acquiesce. Les 3 500 victimes recensées par l’ONU depuis la mi-mars sont, selon lui, le fait de "groupes terroristes" : "Il y a des morts au sein de ces groupes armés, au sein de l’armée qui les combat et parmi la population, détaille-t-il. Les terroristes tuent des civils pour semer le chaos." L’ancien député alaouite Moustapha Hussein, membre de la majorité [le Courant du 8-Mars dominé par le Hezbollah, un fidèle allié de Damas, ndlr] minimise lui aussi l’ampleur du mouvement de contestation. "La situation en Syrie est excellente, même s’il y a encore des groupes armés financés par les pays du Golfe et l’Occident", assure-t-il.
En contrebas de Jabal Mohsen s’étale le quartier sunnite de Bab El-Tebbaneh. La rue de Syrie, où sont stationnés des soldats libanais, forme une fine ligne de démarcation entre les deux. "Tout le monde est prêt à se battre s’il le faut, affirme Abou Iyed, un jeune habitant. Mais les alaouites sont soutenus par le régime syrien ; si Bachar al-Assad tombe, ils seront très faibles. Je ne crois pas qu’ils auront les moyens de nous attaquer." "Alaouites et sunnites sont frères, tempère Abou Khaled, un homme plus âgé assis devant un garage. Il n’y a aucun conflit religieux entre nous, nous n’avons aucune raison d’avoir peur les uns des autres. Mais il y a toujours des groupes, à Bab El-Tebbaneh et à Jabal Mohsen, qui nous utilisent. Ils profitent de nous pour leurs propres intérêts... "