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"Ennahda a réussi à toucher les classes populaires en France"

Si la victoire de Ennahda en Tunisie est loin d’être une surprise, le score du parti islamiste chez les Tunisiens de France est plus étonnant : plus de 30 % des suffrages. Un succès dû à une campagne maîtrisée, selon les spécialistes.

Les résultats du vote des Tunisiens de France

Selon la commission électorale, il y a eu 119 468 suffrages exprimés lors du vote organisé en France, qui représente dix des 217 sièges de l'Assemblée consitutante. 

Ennahda (parti islamiste modéré) : 4 sièges.
Le Congrès pour la République (CPR, gauche nationaliste) : 2 sièges.
Le parti Ettakatol (gauche) : 2 sièges.
Le Pôle démocratique moderniste (gauche) : 1 siège.
L'indépendant Hechmi Haamdi : 1 siège. 

Les Tunisiens de France ont fait leur choix. Ils ont donné leur voix au mouvement islamiste Ennahda (qui signifie "renaissance" en arabe). En France, divisée en deux circonscriptions pour ce vote (Nord et Sud), le mouvement a respectivement récolté 33,70 % et 30,23 % des suffrages exprimés. Soit 4 des 10 sièges réservés aux Tunisiens de France dans l'Assemblée constituante élue dimanche. Une victoire incontestable compte tenu de la multiplicité des candidatures (1 500 listes et 11 000 candidats). 

Lamia Allal, Tunisienne de France qui a travaillé à Paris pour la branche régionale de la commission électorale (Isie) durant le vote, ne cache pas sa déception. "Je ne vais pas cacher que je suis inquiète et je ne suis d’ailleurs pas la seule", commente Lamia Allal, qui dit "respecter le choix démocratique".

Durement réprimé sous le régime du président tunisien en fuite Zine El Abidine Ben Ali, Ennahda est présenté comme centriste sur le plan social, avec un soutien modéré en faveur du libéralisme économique. Accusé par ses détracteurs de double langage, rassurant en public et radical dans les mosquées, il se dit proche de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie.

Comment expliquer alors qu’un tel parti ait séduit tant de Tunisiens de France ? "Il faut d’abord comprendre la diaspora tunisienne en France, commente Paul Vermeren historien spécialiste du Maghreb contemporain. La dimension d’exil a joué un rôle dans leur vote. C’est une population qui s’avère être souvent plus nationaliste que les Tunisiens de Tunisie". Un sentiment qui pourrait également expliquer pourquoi Ennahda a obtenu la moitié des 18 sièges réservés à la population tunisienne dans le monde, dans cette future Assemblée constituante.

Image de victime bafouée

Pour Abdelaziz Ounis, politlogue tunisien, la victoire du parti Ennahda va au-delà du rationnel : "Le vote est avant tout un geste émotionnel. La diaspora tunisienne a pendant longtemps fréquenté les réfugiés politiques et a voulu soutenir un parti persécuté pendant 23 ans". Lamia Allal partage cet avis : "Ennahda a réussi à jouer sur son image de victime bafouée", estime-t-elle.

Autre raison qui peut expliquer la domination du parti islamiste en France : les immigrés tunisiens sont en grande majorité issus de la classe populaire, estime Paul Vermeren. "Ils se reconnaissent dans le discours identitaire, religieux et moral de Ennahda", précise-t-il. Le parti de Rachid Gannouchi a réalisé une "très bonne campagne", concède d’ailleurs Lamia Allal. "Le parti a réussi à toucher les classes populaires, non diplômées, alors que les partis de gauche et du centre n’ont pas réussi à travailler ensemble".

Les 23 années d’opposition ont permis à Ennahda d’acquérir une certaine expérience politique, confirme Abdelaziz Ounis. "Le parti a réussi à jouer sur la rupture. Et pour les Tunisiens, tourner la page de la persécution signifiait voter pour les islamistes d’Ennahda".

Maturité politique

En face, les partis laïcs ont souffert de leur manque de maturité politique. Mais, après tout, ajoute Abdelaziz Ounis, "la France a eu besoin de plus de 100 ans pour passer de la Révolution française à un État laïc et il en sera probablement de même pour la Tunisie".

Hier soir encore, Ennahda continuait de vouloir rassurer l’opinion publique : "On l'a dit avant et pendant les élections, on le répète après, on va travailler avec toutes les tendances, toutes les forces politiques (...), on va veiller à garantir les libertés publiques et surtout individuelles, la liberté de pensée, d'expression, d'organisation", a déclaré à l'AFP Ameur Larayedh, tête de liste et élu d'Ennahda dans la circonscription France Nord, se voulant rassurant pour tous ceux que la victoire de son mouvement effraie.

"Peu importe les noms des élus, l'essentiel c'est la réussite de cette élection, on va avoir pour la première fois une Assemblée constituante qui sera plurielle, qui représente vraiment le peuple", a-t-il ajouté.

De son côté, Lamia Allal va scruter la politique du parti à la loupe. "Je ne vais pas me taire si je m’aperçois qu’il ne respecte pas son programme modéré et qu’il touche aux acquis de la révolution arabe". Et de conclure : "S’il le faut, nous sommes prêts à ressortir dans la rue".