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Depuis le retour d'Ali Abdallah Saleh le mois dernier, les affrontements ont redoublé d’intensité. Franck Mermier, spécialiste du Yémen au CNRS, s’inquiète de cette escalade de la violence qui risque de dégénérer en guerre civile.

Le Yémen, un pays au bord du gouffre ? Après l'accalmie qui avait suivi le départ du président Ali Abdallah Saleh pour l'Arabie Saoudite, pour raisons médicales en juin, les manifestations ont repris avec son retour, inattendu, le mois dernier. Une reprise des protestations qui s’est accompagnée d’une intensification de la répression. Depuis samedi, au moins 23 manifestants et deux militaires ayant fait défection ont péri sous les balles des pro-Saleh. Le Mouvement de la jeunesse yéménite, fer de lance de la contestation qui réclame le départ immédiat du chef de l'État, dénombre pas moins de 861 personnes tuées et 25 000 autres blessées depuis le début des manifestations en janvier, selon un bilan envoyé début octobre aux Nations unies.

Malgré ce bilan, le chef de l’État semble déterminé à rester au pouvoir. Une détermination et une escalade de la violence qui ont conduit les cinq permanents du Conseil de sécurité - États-Unis, Chine, France, Grande-Bretagne et Russie - à faire pression sur le régime. Le Conseil de sécurité devrait donc adopter, avant le début de la semaine prochaine, une résolution condamnant ces violences et soutenant le plan de paix du Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui préconise le départ du président Saleh.

Pour autant, une telle résolution peut-elle changer la donne politique et éviter au pays de sombrer dans la crise ? Rien n’est moins sûr, selon Franck Mermier, spécialiste du Yémen et chercheur au CNRS, qui estime que l’avenir du Yémen ne se jouera pas dans les coulisses de la diplomatie internationale.

FRANCE 24 : Un projet de résolution de l’ONU peut-il faire plier le régime ?

Franck Mermier : Il est toujours très important que la communauté internationale se mobilise pour faire pression sur des régimes qui usent d’une répression sanglante. Mais dans ce cas, la pression internationale ne suffira pas.

Premièrement, le président Saleh est déterminé à s’accrocher au pouvoir envers et contre tout. Il suit, depuis le départ, une logique jusqu’au-boutiste. Il a déjà refusé à trois reprises de signer le plan de sortie de crise proposé par les pays du Golfe. C’est un manœuvrier qui défendra son trône jusqu’à son dernier souffle.

Deuxièmement, le soutien de l’Arabie Saoudite au président yéménite complique la mise en place d’un éventuel panel de sanctions du Conseil de sécurité [le pays l’a accueilli pendant trois mois pour sa convalescence, après qu'il fut blessé dans l’attaque de son palais en juin, NDLR]. De plus, ce pays est un allié de poids des États-Unis dans une région gangrenée par Al-Qaïda. Bien qu'Hillary Clinton presse le président Saleh de quitter le pouvoir, le gouvernement américain ne prendra pas le risque de se brouiller avec les Saoudiens.

FRANCE 24 : Le régime doit faire face à deux oppositions : une révolte populaire et une lutte des élites pour accaparer le pouvoir. Comment analysez-vous la situation ?

F.M : Cette crise est extrêmement complexe. Pour faire simple : il y a d’un côté une contestation populaire qui s’est cristallisée en janvier et qui est portée par le souffle des révolutions arabes. Cette révolte se veut pacifique et ses revendications sont claires : la démocratisation du Yémen et le départ immédiat du président. Cette révolte est soutenue par une formation politique, le "Forum commun" [coalition de l’opposition parlementaire, créée dans les années 2000, et qui regroupe notamment l'influent parti islamiste Al-Islah et le Parti socialiste]. A l’instar des protestataires, le Forum remet en question - depuis un certain nombre d’années - la légitimité du pouvoir et sa transmission héréditaire.

Parallèlement à ce mouvement, il existe un conflit politique qui oppose le président Saleh à ses anciens alliés, le général dissident Ali Mohsen [qui a rejoint la contestation en mars, accompagné par les soldats de la Première Division blindée] et le puissant clan Al-Ahmar, aujourd’hui soutien de premier plan des manifestants. Ces acteurs politiques soutiennent peut-être moins les revendications du peuple que leurs propres intérêts, qui résident dans la quête du pouvoir. Cependant, s’il est pris entre deux feux, le peuple n’est pas dupe et sait pertinemment qu’il existe un risque que les militaires confisquent la révolution.

Dans ce puzzle politique, le président Saleh cherche à tirer son épingle du jeu. Pour cela, il adopte une stratégie simple : l’escalade de la violence, une manœuvre qui vise à ôter tout caractère pacifique à la révolte pour mieux la discréditer.

FRANCE 24 : Cette stratégie, dangereuse pour la stabilité du pays, risque-t-elle d’enfoncer le pays dans la crise ?

F.M : Le Yémen était déjà un pays éminemment instable depuis sa réunification, en 1990. Le pays est confronté à une rébellion armée dans le nord-ouest et à un mouvement sécessionniste dans le sud, qui sert de base arrière à Al-Qaïda. Ajoutez à ces conflits une contestation populaire qui ne cesse de prendre de l’ampleur et presque tous les ingrédients sont réunis pour plonger le pays dans la guerre civile.

Pour le moment, le terme de ‘guerre civile’ n’est pas approprié : les foyers de tension sont circonscrits à la capitale Sanaa et une grande partie de la population n’a toujours pas pris part à la contestation. Néanmoins, si les combats s’étendent à tout le pays, la situation peut vite virer au cauchemar.