
, envoyée spéciale à Perpignan – Après avoir longtemps photographié la violence de Ciudad Juarez, au Mexique, Shaul Schwarz s'est intéressé à la "culture narco" dans laquelle baignent les jeunes mexicains et californiens. Rencontre au festival Visa pour l'Image.
Musique narco, bijoux narco, architecture narco, films narco, cimetières narco. Au Mexique, dans la ville de Ciudad Juárez, une des villes réputées les plus dangereuses du monde, et la plus proche de la frontière des États-Unis, les narcotrafiquants ont non seulement imposé leur loi et déterminé le prix (pas cher) de la vie mais ils véhiculent également une culture qui galvanise tout une partie de la population.
Le photographe israélien Shaul Schwarz s’est risqué à récolter des preuves de cette généralisation du morbide et la religion du narco-roi. À commencer par les cultes rendus à la Santa Muerte, protectrice de la mort, et à Santa Jesus Malverde, le patron des narcos. "Je connais un narcotrafiquant qui, devant le prêtre, dira que tout va bien et n’avouera que des broutilles. Mais l’homme se confesse dans les moindres détails à la Santa Muerte qui trône dans une chambre de sa maison. Il dépose une pomme en offrande, brûle de l’encens, s’installe sur son lit pour fumer un joint, et se confie", raconte Shaul Schwarz. "Même les narcos les plus redoutés ont vraiment peur de la Santa Muerte. À mes yeux, ils ont peur d’une poupée, mais pour eux, c’est extrêmement sérieux. La Santa Muerte est très jalouse et détient le pouvoir de vie ou de mort !"
Le journaliste avait posé ses valises depuis 18 mois dans cette ville où retentit chaque jour la gâchette facile lorsqu'il décide en 2010 de voir au-delà des victimes et du sang. "J’étais choqué par le fait que la culture narco se soit étendue jusqu’à la Californie. Il ne se passe pas un week-end sans qu’une centaine de discothèques invitent les 'narcocorridos', les groupes qui chantent les compositions à la gloire des narcotrafiquants. Les adolescents hispanophones de Seattle connaissent les noms des cartels, savent quel t-shirt il faut porter, lisent les blogs en vogue. C’est leur façon de vivre leur héritage mexicain, et de se forger leur culture gangster." Chez les jeunes américains d'origine mexicaine, le hip-hop et la culture gangster noire-américaine ne prennent pas, leur culture "bad boy" est la culture narco.
Cette série sur la culture narco a incité le photographe à se rapprocher des familles de trafiquants, ce qui n’est pas sans danger. "Au final, il est plus facile de photographier un corps mort de narcotrafiquant, que de rencontrer la famille d’un narco mort. Les proches des victimes ont peur de se montrer et d’être les prochaines cibles." Shaul Schwarz connaît assez bien Ciudad Juarez pour mesurer les risques de son travail. "Je n’ai pas fait un travail d’enquête, je ne cherche pas à savoir d’où vient cette drogue ni par qui elle est vendue. Je connais personnellement deux journalistes mexicains qui ont payé de leur vie le fait d’avoir signé leurs articles, et je ne souhaite pas prendre ces risques."
Ciudad Juarez est une ville dans laquelle il ne sert à rien d’avoir un gilet pare-balles. "Autant dans un pays en guerre, je sais à qui je peux faire confiance, et il suffit d’éviter les balles perdues pour rester en vie. Mais au Mexique, il faut savoir jouer au poker. Personne ne sait exactement qui est qui. Personne ne se présente en disant 'bonjour, je suis trafiquant de drogue', pourtant, tout le monde soupçonne tout le monde d’en être. Ma vie va dépendre des conversations que je vais avoir, avec qui je vais parler, et de ce que je montre sur mes photos. Je ne serai jamais mort par hasard."
De fil en aiguille, Shaul Schwarz s’intéresse aux films mettant en scène des narcotrafiquants. Ils sont produits par des sociétés de production prospères. "Pour assister au tournage d’un film, une boîte de production me donne rendez-vous, non pas dans un décor de film, mais dans une véritable villa, l’une des 'maisons de fête' des narcos. Il s’agit de villas somptueuses que tous les narcos font construire pour organiser leurs soirées. La déco y est clinquante, d’un kitsch absolu, et reflète leur extrême richesse : jacuzzis, nombreuses chambres et salons… Les narcos sont fiers d’ouvrir les portes de leur 'maison de fête' à ces sociétés de production, pour pouvoir ensuite regarder le film avec leurs amis et dire 'voyez, ça se passe chez moi !'"
En revanche, il serait impensable que Shaul Schwarz publie – pour l’instant – des photos de ces villas de luxe. Le journaliste a déjà vendu une partie de son travail à National Geographic et Time Magazine. Il prépare un film, pour la télévision américaine ou le cinéma, qu’il espère terminer au printemps 2012. Passé cette date, il se promet de ne plus jamais remettre les pieds à Ciudad Juarez. Ne serait-ce que pour sauver sa peau.
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