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La brutalité du régime syrien place Ankara dans une position inconfortable

Ankara, qui doit composer avec l'afflux continu de réfugiés en provenance de Syrie, a durci le ton à l’égard de son "ami" Bachar al-Assad en condamnant les violences orchestrées par Damas. Une position qui met à mal les relations entre les deux pays.

L’exode de Syriens vers la Turquie voisine s’accélère à mesure que les violences commises contre les manifestations d’opposition s’étendent dans tout le pays. Depuis la vaste opération militaire lancée par les autorités vendredi 10 juin dans la ville de Jisr-al-Choughour, à 300 kilomètres au nord de Damas, plus de 9 000 personnes auraient gagné la Turquie voisine, distante d'une quarantaine de kilomètres à peine, selon des sources officielles turques.

Ankara prend ses distances avec Damas

Exode massif des Kurdes d'Irak en 1991

Ankara ne veut pas revivre le drame de l'exode massif des Kurdes d'Irak en Turquie en 1991, lorsque les forces de Saddam Hussein avaient lancé une vaste offensive contre les provinces du nord de l'Irak, obligeant des milliers de Kurdes à passer la ligne de démarcation.

La Turquie, débordée, avait laborieusement tenté de venir en aide à ces populations, mais des dizaines de réfugiés étaient morts de maladie et de blessures.

Pas question de revivre cet enfer. "Nous avons pris toutes les précautions nécessaires à la frontière", a affirmé récemment le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu, cité par l'AFP.

Devant cet afflux soudain de ressortissants syriens, Ankara a annoncé que les frontières de son pays resteraient ouvertes. Une politique de la main tendue aussi singulière qu’inattendue de la part d’un pays qui, jusqu’à présent, s’était montré plutôt réticent à toutes formes de pressions exercées à l'encontre du régime du président Bachar al-Assad, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan répétant à l’envi que le dirigeant syrien était "son ami".

"Avant la crise syrienne, Ankara entretenait en effet de très bonnes relations avec Damas. Depuis 2002, les deux pays partagent des intérêts communs, tant du point de vue économique, politique que diplomatique. Les relations personnelles entre Bachar el-Assad et Recep Tayyip Erdogan étaient même au beau fixe, les deux hommes se sont toujours appréciés", explique Didier Billion, spécialiste de la Turquie à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).

L’intensification de la répression aura-t-elle eu finalement raison de cette amitié ? Dans une interview datant du 9 juin, le Premier ministre turc a clairement pris ses distances avec Damas en condamnant les "atrocités" commises par le régime. "J’ai parlé à Bachar al-Assad il y a quatre ou cinq jours. Mais ils [les Syriens, NDLR] sous-estiment la situation. Et malheureusement, ils ne se comportent pas humainement", a-t-il déclaré, selon l’agence Anatolie.

Les relations entre les deux pays affectées, mais pas rompues

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Les membres du conseil de sécurité tâtonnent toujours
La brutalité du régime syrien place Ankara dans une position inconfortable

La prise de position d’Ankara est un geste politique d’autant plus fort qu’il intervient au moment où l’étau onusien se resserre clairement autour du dirigeant syrien. Le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne et le Portugal ont déposé le 9 juin un projet de résolution – actuellement débattu au Conseil de sécurité des Nations Unies - condamnant la répression du mouvement de contestation en Syrie.

"Ankara a choisi une position de principe : la Turquie ne pouvait ignorer le drame humanitaire qui est en train de se jouer chez son voisin", précise l’expert de l’IRIS avant de nuancer les conséquences de cette prise de position : "De là à dire que les relations sont rompues entre les deux pays, il y a un pas. Elles sont tendues, certes, mais elle ne sont pas rompues."

Même son de cloche du côté d’Ariane Bonzon, spécialiste du monde arabe et journaliste à Slate.fr. "Il n’y a pas d'échec diplomatique à proprement parler. Mais plutôt une douche froide pour Ankara qui avait choisi la voie du dialogue en envoyant des émissaires à Damas, le mois dernier", explique-t-elle. Selon elle, c'est surtout le rôle de médiateur que s'était arrogé la Turquie qui prend du plomb dans l'aile. "La Turquie voulait se poser en chevalier blanc dans ce dossier et convaincre le président syrien d’arrêter les massacres, d’entreprendre des réformes, mais Bachar al-Assad n’a rien voulu entendre. Ankara n’avait donc plus d’alternative, et ne pouvait rester spectateur des atrocités perpétrées de l’autre côté de la frontière."

Ménager la chèvre et le chou

Et pourtant, tout en condamnant Damas, les autorités turques ont adopté dans le même temps un comportement pour le moins ambigu. Depuis le début de l'exode syrien, elles ont empêché les réfugiés de s’adresser à la presse et de s’exprimer sur la situation dans leur pays. Les autorités d’Ankara auraient-elles décidé de jouer sur les deux tableaux et de ménager Bachar al-Assad ?

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"560 réfugiés sont passés en Turquie la nuit dernière"
La brutalité du régime syrien place Ankara dans une position inconfortable

"C’est, à mon avis, un moyen trouvé par Ankara pour arrondir les angles auprès de Damas", analyse Didier Billion, "une façon de dire ‘nous ne voulons pas couper les ponts alors nous minimisons la vision que les médias peuvent avoir du conflit’." Un avis partagé par Dorothée Schmid, docteur en sciences politiques et spécialiste turcophone. "Les autorités turques ont tout intérêt à caresser le régime syrien dans le sens du poil pour que la crise reste humanitaire et ne se transforme pas en crise politique", explique-t-elle en faisant référence à l’épineuse question kurde (voir encadré). "De plus, Ankara vient de sortir des élections, elle n’a aucun intérêt à s’engouffrer dans une crise diplomatique majeure en ce moment".

Ce souci de ménager les autorités syriennes s’explique en grande partie par la crainte d’Ankara de voir revenir le dossier kurde sur le devant de la scène. Depuis leur rapprochement en 2002, les deux pays ont toujours lutté conjointement pour limiter l’impact du PKK [Parti des travailleurs kurdes, considéré comme un parti "terroriste" par la Syrie et la Turquie, NDLR] dans la région.

Ankara redoute toutefois qu'en guise de représailles Damas ne modifie sa ligne politique "anti-kurde" [entre les années 1980 et 2000, la Syrie avait adopté une position conciliante avec le PKK et tolérait cette organisation sur son territoire, NDLR]. "Il est clair que Damas peut jouer la carte kurde pour faire pression sur le gouvernement turc. Il pourrait, par exemple, chercher à appuyer le PKK pour déstabiliser le régime d’Erdogan", analyse Dorothée Schmid. "Pour éviter de contrarier Damas, sans s’aliéner la communauté internationale, les autorités turques n’ont pas vraiment le choix", conclut-elle. "Elles vont devoir constamment ménager la chèvre et le chou".