
Neuf ans seulement après sa création, l'AKP est devenu un acteur majeur de la vie politique turque : pour la troisième fois de suite, le parti du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan part favori des législatives qui ont lieu ce dimanche en Turquie.
Rares sont les analystes qui, lors de la création du Parti de la justice et du développement (AKP, en turc) en 2001, auraient parié sur la longévité de la formation islamo-conservatrice turque. Neuf ans après son accession au pouvoir, celui-ci semble pourtant en position de remporter une troisième victoire consécutive aux législatives, les derniers sondages lui attribuant 45 % des intentions de vote. Un succès qui représenterait une nouvelle consécration pour le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan.
En effet, chaque consultation populaire en Turquie s'apparente désormais à un plébiscite pour ou contre Erdogan. "Il n'y a pas d'AKP sans Erdogan", affirme ainsi Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l'Institut français des relations internationales (Ifri). "Il concentre tous les pouvoirs, poursuit la chercheuse. Et, une fois encore, le Premier ministre a très largement dominé la campagne électorale."
Issu d'une famille pauvre d'Istanbul très croyante, ce fils de marin a réussi à s'imposer comme un acteur incontournable de la scène politique nationale et internationale. Et à faire de l'AKP un exemple pour les mouvances politiques islamistes dans le monde arabe.
Ascendances islamiques
L'AKP est né en 2001 sur les cendres du Parti de la prospérité ("Refah Partisi", dit RP, en turc), une formation politique islamiste fondée par Necmettin Erbakan, architecte d'un islamisme politique "à la turque". Au pouvoir pendant un an entre 1996 et 1997, le RP a été finalement dissous en 1998 par la Cour constitutionnelle en raison de ses "activités anti-laïques". Emmenés par Erdogan, alors charismatique maire d’Istanbul, les cadres réformateurs du RP donnent naissance à l’AKP trois ans plus tard.
Le parti s‘attache alors à rompre avec la mouvance islamiste dont il est issu et à s’imposer comme alternative réformatrice dans le pays. Il réussit, en même temps, à conserver des valeurs imprégnées de préceptes religieux. Dans une Turquie en grande partie musulmane mais traditionnellement attachée au principe de laïcité, l‘AKP fait mouche. Très rapidement, la toute nouvelle formation politique parvient à séduire les classes populaires - "Ces Turcs si pauvres dans une Turquie si riche" dont parle Erdogan - ainsi q’une partie des classes moyennes traditionnellement de centre-droit. En 2002, un an après sa création, l‘AKP remporte les élections législatives haut la main. Un an plus tard, Recep Tayyip Erdogan devient Premier ministre.
L‘accession du parti au pouvoir provoque une levée de bouclier dans les milieux laïcs ainsi que dans les pays occidentaux, qui craignent une radicalisation de la Turquie. "Dès sa création, les laïcs ont collé une étiquette islamiste sur le dos du parti, analyse Dorothée Schmid. L‘AKP a mis du temps à s‘en débarrasser. Il n’a réussi à s’en défaire qu’après l’obtention des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne (UE)", poursuit-elle. Des négociations qui, pour l'heure cependant, n'ont toujours pas abouti... Sur les 35 conditions sine qua non posées à une entrée de la Turquie dans l’UE, seules 13 sont à l’étude et une seule a été remplie.
L'artisan d‘une démocratisation de la Turquie
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Au cours des années qui suivent son accession au pouvoir, l’AKP opère une série de réformes qui prennent de court l’opposition. Elles lui valent, entre autre, de remporter une nouvelle fois les élections législatives en 2007. "L’AKP a soulevé tous les grands tabous turcs, de la question kurde au génocide arménien, explique Dorothée Schmid. Surtout, il est parvenu, dès 2003, à mettre un terme aux incessantes interférences de l’armée dans la vie politique du pays, ce qui lui a attiré les faveurs d’une partie des intellectuels libéraux".
"Erdogan a réussi à mettre en place un modèle d’islamisme politique viable", analyse encore cette dernière. "Les Turcs ont montré le chemin : on peut vivre sa religion et être ouvert à la modernité, bâtir la démocratie et avoir des convictions religieuses", affirmait ainsi Ami Lourai, l’ un des cadres du parti islamiste tunisien Ennahdha au quotidien "Libération" en janvier dernier.
L‘AKP est également parvenu à redresser l’économie d’une Turquie exsangue à la fin des années 1990. En près de 10 ans, le pays a multiplié par trois son produit intérieur brut (PIB) et affiche aujourd'hui l‘une des croissances économiques les plus élevées du monde, en dépit de la crise qui a ébranlé les économies occidentales en 2008.
Erdogan s’est, en outre, imposé comme un personalité phare sur la scène internationale, n’hésitant pas à s‘opposer aux États-Unis - notamment dans le dossier irakien - et à jouer les trouble-fête à l’Otan, en rechignant à faire intervenir l’organisation en Libye. Grâce à son habile ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, la Turquie s’est par ailleurs rapprochée des pays du Moyen-Orient, dont l’Iran et la Syrie, servant ainsi d’intermédiaire entre eux et les gouvernements occidentaux. Située à un carrefour stratégique, la Turquie est désormais une voix essentielle dans la région.
Les laïcs toujours préoccupés
Les succès accumulés par l‘AKP n'ont cependant pas réussi à apaiser les inquiétudes du camp laïc. En 2007, la candidature au fauteuil présidentiel du numéro deux du parti, Abdullah Gül, provoque d’importantes manifestations dans les principales villes du pays. Mais fort d’un maillage politique local extrêmement dense, l’AKP remporte les législatives avec 47% des voix, ce qui ouvre la voix à la désignation de Gül à la magistrature suprême, un mois plus tard.
En 2008, la volonté affichée par l’AKP de lever l’interdiction du voile dans les universités provoque un regain de colère de l’opposition, qui saisit le Conseil constitutionnel pour "activité anti-laïque". L’AKP échappe à la dissolution à une voix près.
Au cours de ces neuf années à la tête de la Turquie, l’AKP est parvenu à remettre la question religieuse au cœur de la politique turque, au grand dam du camp laïc. "La question de la religion a ressurgi sur le terrain politique. L’AKP a utilisé les outils démocratiques pour faire prévaloir ses valeurs sociales dans lesquelles le conservatisme religieux est central et l’Islam avant tout perçu comme un facteur d’ordre", estime Dorothée Schmid. Cependant, "les vieilles élites laïques s‘inquiètent des manifestations de bigoterie publique qu’elles interprètent comme une atteinte aux libertés individuelles", poursuit-elle.
Fustigeant ce qu’il appelle une "laïcité autoritaire" qui interdit tout signe d‘appartenance religieuse, Recep Tayyip Erdogan se présente comme un homme pieu, ne buvant pas d'alcool et ne fumant pas. Suivant cet exemple, nombre de municipalités gérées par l’AKP ont durci les conditions de délivrance des licences d’alcool pour des motifs de santé publique. "Des interrogations sur ces dérives autoritaires et ces infiltrations sectaires se posent maintenant, même au sein de l’équipe au pouvoir, indique Dorothée Schmid. Sans opposition forte, le Premier ministre semble pris de tentations hégémoniques." D’autant plus qu’Erdogan affiche clairement sa volonté d’instaurer un régime présidentiel si l’AKP obtient les deux-tiers des sièges au Parlement...
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