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Le Yémen, un pays tiraillé entre tribalisme et démocratie

Le président Saleh fait face à une révolte qui lui demande de quitter le pouvoir. Un scénario de plus en plus probable depuis qu'il a perdu le soutien des principales tribus yéménites, base de l'organisation politique et sociale du pays.

Blessé le 3 juin dans les bombardements de la mosquée de son palais présidentiel, le président yéménite Ali Abdallah Saleh est, depuis, hospitalisé en Arabie saoudite. Bien que son départ ait donné lieu à des scènes de liesse dans les rues de Sanaa, son entourage précise que son retour dans le pays sera imminent. Voilà pourtant près de six mois qu'une révolte populaire le somme d'abandonner le pouvoir.

Depuis la mi-janvier, deux semaines après la révolution tunisienne qui a poussé le président Ben Ali à fuir son pays, la contestation fait effectivement rage au Yémen. Plus de 350 personnes ont déjà été tuées et un soulèvement des tribus a conduit le pays au bord de la guerre civile.

Si ce sont la rue et le Web qui ont allumé la mèche, c’est cependant la position des deux confédérations tribales du Nord et la résurgence de positions sécessionnistes dans le sud qui risquent de sonner le glas du régime. 

La défection des confédérations tribales
Le 26 février, les chefs des deux principales confédérations tribales yéménites, les Hached et les Bakil, ont annoncé leur ralliement à la contestation, tandis que, dans le sud du pays, les rebelles zaïdites, une branche du chiisme, la rejoignaient également.
L'un des chefs des Hached, cheikh Hussein ben Abdallah Al-Ahmar, annonçait alors sa "démission du Congrès populaire général (de Saleh) pour protester contre la répression des manifestations pacifiques". Le cheikh Amine al-Akaimi, chef du Congrès des tribus de Bakil, assurait, quant à lui, que sa puissante confédération était aux côtés des manifestants, "avec la révolution des jeunes, et prête à les protéger."
La tribu des Bakil est la confédération tribale la plus importante du Yémen. Celle des Sanhan, dont est membre le président Saleh, appartient à la confédération tribale des Hached.
Le retournement des Hached et des Bakil a rapidement eu un effet boule de neige. "En rejoignant la contestation, les deux confédérations ont fait basculer de nombreux chefs de tribus", explique à FRANCE 24 Franck Mermier, anthropologue spécialiste du Yémen.
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Zoom sur le cheikh Sadek Al-Ahmar
Le Yémen, un pays tiraillé entre tribalisme et démocratie

En intensifiant la répression, le président Saleh a par ailleurs contribué à renforcer son isolement. Son refus de signer, le 22 mai, le plan de transition préparé par les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et le bombardement de la résidence du cheikh Sadek Al-Ahmar à Sanaa a inauguré un nouveau cycle de violence entre forces tribales et unités militaires fidèles au régime dans plusieurs régions du pays.

"Si l’allégeance est fluctuante et qu’il existe des rivalités au sein même des tribus, il y a une solidarité tribale qui peut jouer en dehors de toute considération idéologique. En attaquant la demeure d’un chef Hached le 22 mai, Saleh a violé la règle tribale. Il a commis un impair irréparable", analyse Franck Mermier qui estime que, dès lors, les jours de Saleh au pouvoir sont comptés.  
Le tribalisme, au cœur de l’État
En perdant le soutien des tribus, le président s’est coupé de sa base : au Yémen, les tribus sont imbriquées dans l’État et l’État dans les tribus. "L’État fait partie des tribus et le peuple yéménite est un regroupement de tribus", déclarait lui-même le président Ali Abdallah Saleh dans un entretien en 1986.
Le tribalisme est en effet à la base de l’organisation sociale et politique du pays. Subdivisées en clans, factions et familles - cellules sociales de base -, les tribus sont regroupées en confédérations dont les deux principales, les Hached et les Bakil, englobent la majorité de la population du nord du pays.
Jouant un rôle de contre-pouvoir face à un État centralisateur, les tribus sont réapparues sur la scène politique yéménite à la fin des années 1970. La famille Al-Ahmar, à la tête de la confédération tribale des Hached, dirige notamment le plus important parti d'opposition du pays, l’Islah.
Bénéficiant jusque là de l’appui des Hached et des Bakil, le président Saleh devait sa force, sa légitimité et sa longévité aux confédérations tribales du nord qui noyautent l’armée, les services et l’administration, ainsi qu’un certain nombre de grosses entreprises. Sans leur soutien, Saleh perd ses principaux leviers de pouvoir.
"Le ralliement de nombreux cheikhs a totalement changé le rapport de force et affaibli le président. Le recours à la force est devenu aléatoire car Saleh s'oppose potentiellement à une autre armée. Même si les tribus n’ont pas recours aux armes, c’est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête", explique Franck Mermier.
Un système qui étouffe la société civile
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Trève fragile à Sanaa

Le puissant chef de la confédération tribale des Hached, Sadek al-Ahmar, a accepté, lundi matin, une trêve d’une journée prévoyant un cessez-le-feu sous conditions et l'évacuation des bâtiments publics qu'occupent ses partisans à Sanaa. Mais tout en jouant un rôle de contre-pouvoir, la confédération risque, par sa mainmise sur l’État, de compromettre la stabilité politique et la sécurité du pays.

De nombreux observateurs estiment en effet que le système tribal traditionnel étouffe la société civile. "Par leur nombre, leurs richesses et la force de leurs armes, elles [les tribus] ont infiltré les organisations de la société civile jusqu’à en prendre le contrôle et ont débordé les institutions, l’armée et plus généralement l’État", écrit Abdelkrim Ghezali dans un article intitulé "Le Yémen entre aspirations démocratiques et pesanteurs des structures tribales".
Par ailleurs, si le Yémen, "pays fertile, où le miel est abondant et le bétail nombreux", selon les mots d’Eratosthène, symbolisait autrefois l’Éden terrestre, il est aujourd’hui le pays le plus pauvre du Moyen-Orient, avec un PIB n’excédant pas les 750 dollars par an et par habitant.
En fin connaisseur de la carte tribale au Yémen, le président Saleh a mis en place un système de clientélisme depuis sa prise de pouvoir en 1963, versant des subsides aux chefs de tribus des quatre coins du pays. Il a ainsi tissé un maillage de partisans, tout en négligeant a contrario une partie de la population.
 
"La captation du pouvoir par des familles comme les Al-Ahmar risque de susciter la résistance de la jeunesse et de la classe moyenne urbanisée qui n’appartient pas au clan des Hached", estime Franck Mermier, avant de conclure : "Le principal défi du pays est de faire en sorte que la révolution ne soit pas usurpée par ceux qui ont profité du régime de Saleh."