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Vers un partage du pouvoir entre l'armée et les islamistes ?

La transition démocratique souhaitée par Washington est en cours de négociation entre l'armée et les Frères musulmans. Les deux forces antagonistes vont-elles se partager l'Égypte nouvelle sur le dos des jeunes manifestants de la place Tahrir ?

Le premier acte de la "révolution égyptienne" a connu un vainqueur unique : l'armée.

Le comportement exemplaire des officiers a été salué par tous : pouvoir, manifestants, Frères musulmans. Il a débouché sur une première concession du Palais : l'hypothèse d'une succession d'Hosni Moubarak par son fils Gamal a été très rapidement enterrée. Un scénario qui était farouchement combattu par la hiérarchie militaire depuis plusieurs années...

Jusqu'à la révolution du 25 janvier toutefois, les officiers supérieurs étaient demeurés impuissants face au clan Moubarak, animé par une vestale : l'épouse du président, Suzanne, première laudatrice des vertus de son rejeton. Elle avait obstinément empêché le raïs de nommer Omar Souleimane au poste de vice-président afin de laisser ouverte l'option dynastique. Logiquement, Souleimane, déjà maître des arcanes, était donc devenu le symbole de l'opposition interne à Gamal Moubarak dans lequel l'institution militaire se reconnaissait. Les manifestants de la place Tahrir lui ont rendu un fier service en le propulsant - évidemment involontairement - dans ce poste prometteur de numero 2.

"A Dead Man Walking"

La composition du gouvernement remanié indiquait déjà clairement que les généraux étaient de retour au postes-clés, dont étaient chassés les civils "libéraux", ces hommes d'affaires modernisateurs mais corrompus, surtout intéressés par leur propre enrichissement. La révolution, à défaut d'apporter la démocratie, a sonné le glas de cette oligarchie naissante sur le modèle poutinien.

Pour terminer cette première séquence, on observa, un brin éberlué, un Hosni Moubarak affaibli, lâché par les Américains, reconnaissant dans un tardif élan de "parler vrai" qu'il était "fatigué d'être président" et seulement désireux de se ménager une sortie point trop déshonnorante, eu égard aux services qu'il a rendus au pays et à la stabilité régionale. Voilà qui scellait définitivement son effacement, même différé. Les Anglo-Saxons disent : "A Dead Man Walking". C'est exactement cela.

Que nous réserve la suite ?

Le deuxième acte ne fait que commencer, avec les premières négociations entre le nouvel homme fort du pays, Omar Souleimane, et l'opposition plurielle, mais dont émerge un seul poids lourd, à la réputation effrayante : Les Frères musulmans.

Comment expliquer que le pouvoir se soit si facilement résolu à reconnaître cet interlocuteur jadis diabolisé qu'il s'efforçait de tenir en respect, entre interdiction et liberté surveillée, agitant le spectre d'une Égypte devenant un deuxième Iran ? Et pourquoi les Frères musulmans ont-ils symétriquement renoncé à exiger la démission de Moubarak comme préalable à l'ouverture du dialogue, balayant ainsi la principale revendication de la place Tahrir et affaiblissant ainsi considérablement le mouvement ?

Ni l'armée ni les islamistes n'ont intérêt à voir émerger un leader

Une explication s'impose : l'armée et la confrérie sont deux institutions profondément conservatrices qui, au fond, ne rallient la démocratie que par calcul et par réalisme. Elles souhaitent - comme d'ailleurs les États-Unis - que, si démocratie il y a, qu'elle soit soigneusement encadrée et peut-être même limitée, afin que la part de pouvoir qu'ils détiennent déjà ne leur échappe surtout pas. Toujours cette maxime du "Guépard" : "Que tout change pour que rien ne change"... Ni l'armée, ni les islamistes n'ont en effet intérêt à voir émerger de cette révolution un leader, un programme réellement libéral et moderniste qui remettrait en question leur emprise sur la société égyptienne, qui reste écrasante.

Toutefois, ces deux forces conservatrices et opposées peuvent parfaitement s'entendre pour se partager l'influence sur une Égypte nouvelle dans laquelle serait injectée une dose de démocratie représentative, sans que les ombres tutélaires de l'appareil militaire et de la tradition religieuse ne soient dissipées. L'une comme l'autre ont fait preuve de réalisme face à la rue et évaluent leur rapport de force. Les Frères continueront d'instrumentaliser la rue pour pousser leur avantage. L'armée rappelera qu'elle est le seul gage de stabilité et d'unité nationale. Le respect de la paix avec Israël : voilà la seule ligne rouge qui ne sera pas franchie, même si la diplomatie égyptienne s'affichera certainement dans l'avenir avec davantage de fermeté face à son voisin, surtout sur la question palestinienne. Il y aura des réformes, mais leur rythme et leur portée ne sera en aucun cas dicté par la rue. Tandis que la page autoritaire sera tournée, l'étau sur la société desserré, tout le monde respirera un peu mieux. La révolution attendra.

C'est un scénario "rose", acceptable par les alliés de l'Égypte, y compris Israël. Certains regretteront peut-être une trahison de la jeunesse de Tahrir et de Facebook qui rêve aussi d'une révolution morale.