Quel rôle l'armée peut-elle jouer dans la crise égyptienne ? Pour la spécialiste du Moyen-Orient, Sophie Pommier, les militaires réfléchissent depuis un certain temps à un changement de pouvoir. Ils sont aujourd'hui au pied du mur.
Pour la cinquième journée consécutive, les Égyptiens ont manifesté ce samedi pour réclamer le départ du président égyptien Hosni Moubarak. Selon Sophie Pommier, directrice du cabinet de conseil sur le monde arabe "Meroe" et auteure de "Égypte, l’envers du décor" (Éditions de la Découverte, 2008), l'armée réfléchit depuis plusieurs mois à un éventuel changement de pouvoir à la tête de l'État.
France24.com : Hosni Moubarak a-t-il les moyens de rester au pouvoir ?
Sophie Pommier : Le départ du président est devenu le point de focalisation des Égyptiens. Hosni Moubarak dispose encore de tout l'appareil de son parti, le Parti national démocrate (PND). Il y a sur ces deux points un véritable mimétisme par rapport à ce qu'il s'est passé en Tunisie. Le régime de Zine El-Abidine Ben Ali était d'ailleurs devenu le modèle absolu pour les dirigeants égyptiens !
Hosni Moubarak me paraît très fatigué. Son discours de vendredi soir a été calamiteux, il utilise exactement la même rhétorique depuis 10 ans. Une chose est sûre, l'hypothèse selon laquelle il se représenterait à la présidentielle de septembre me paraît exclue, tout comme celle d'une candidature de son fils, Gamal. D'ici là, la question est de savoir jusqu'où les militaires sont prêts à aller s'il ne part pas.
France24.com : Justement, quel rôle peut jouer l'armée dans cette crise ?
Sophie Pommier : La question d'un éventuel scénario militaire ne se pose pas seulement depuis trois jours, mais depuis des mois. D'abord parce que l'armée n'était absolument pas séduite par l'hypothèse Gamal Moubarak. Ce n'est pas un militaire, il est jeune... L'armée craignait donc qu'il n'arrive pas à tenir le pays sur le plan sécuritaire. De plus, depuis 2004 des réfomes économiques ont été engagées, qui risquaient de porter atteinte à l'empire économique de l'armée. Elle reçoit une part très importante du budget de l'État et profite de l'aide américaine... Or tout cela aurait dû être remis à plat.
Les militaires réfléchissaient donc à une solution mais en raison des évènements actuels, ils se retrouvent au pied du mur.
France24.com : L'armée peut-elle, comme en Tunisie, favoriser le départ de Hosni Moubarak ?
Sophie Pommier : Elle peut effectivement prendre les devants et demander au président égyptien de partir. Dans ce cas-là, elle peut soit mettre au pouvoir un vieux cacique du régime - mais cela risque de ne pas satisfaire la population -, soit prendre le pouvoir elle-même pour une période de transition. Mais il n'est pas non plus exclu que l'armée décide de réprimer la population. Si ces manifestations perdurent et qu'il y a de vrais débordements, les militaires devront sans doute intervenir - à moins qu'ils ne laissent la police faire le sale boulot.
France24.com : Les Égyptiens sont-ils favorables à l'armée ?
Sophie Pommier : La population a complètement idéalisé l'armée, et elle risque de déchanter. Concrètement, s'ils prenaient le pouvoir, les militaires ne feraient pas mieux qu'Hosni Moubarak. Il est, par exemple, très improbable qu'ils remettent en cause la politique vis-à-vis d'Israël et des États-Unis, pourtant très mal vue par le peuple. Avec les militaires, il y aurait deux blocages : sur le plan politique et démocratique, l'armée ne veut absolument pas intégrer les Frères musulmans. Ils sont leur bête noire. Et sur le plan économique, l'armée ne veut pas que l'on touche à ses intérêts.
France24.com : Mohamed el-Baradei a proposé de mener la transition. Est-ce une option probable ?
Sophie Pommier : Institutionnellement, ce n'est pas possible. Il faudrait que la Constitution soit réformée [l'article 76 notamment impose des restrictions aux candidats indépendants, ndlr]. S'il y a un coup d'État militaire et que l'armée lui demande d'accéder au pouvoir, il y aura un problème concernant les Frères musulmans : Mohamed el-Baradei est sincère dans sa démarche, il a vraiment envie de faire quelque chose pour l'Égypte. C'est un réel démocrate. Il considère donc que les Frères musulmans devraient avoir une place dans un nouveau régime démocratique. Or l'armée ne veut pas des Frères musulmans... Dans ce type de "montage", l'une des deux parties devrait faire une énorme concession.
France24.com : Y a-t-il d'autres figures de l'opposition qui pourraient s'imposer ?
Sophie Pommier : Le régime d'Hosni Moubarak s'est employé à démanteler tout ce qui pourrait ressembler à une opposition. Il y a Ayman Nour, le chef du parti libéral Hizb el-Ghad, qui s'était présenté à la présidentielle face à Hosni Moubarak en 2005 et a été emprisonné. Il a payé son engagement de sa personne et jouit de cette image de 'martyr', mais il ne me semble pas très solide. Concernant les Frères musulmans, ils ont été tellement réprimés depuis 2005 qu'il est très difficile d'estimer leur influence réelle aujourd'hui.