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Des experts adressent une lettre ouverte à Obama pour demander la fin des combats

Barack Obama va s'exprimer ce jeudi pour faire le point sur la situation en Afghanistan, un an après avoir accepté d'envoyer 30 000 hommes supplémentaires sur place. Des spécialistes lui demandent d'abandonner la stratégie militaire.

Le président américain doit s'exprimer ce jeudi sur la situation en Afghanistan. Une cinquantaine des plus éminents spécialistes de la région lui ont donc adressé cette semaine une lettre ouverte. Selon eux, la situation dans le pays ne cesse de se dégrader et il est urgent d'abandonner la stratégie militaire pour entamer des négociations avec les Taliban.

À la veille de la publication attendue du rapport d'évaluation de sa stratégie, la Maison blanche a affirmé mardi que la situation s'était améliorée dans le pays, même si des "difficultés" persistent. Il y a un an, le président américain a décidé d'envoyer 30 000 hommes supplémentaires sur le terrain, pour tenter de contrer l'avancée des Taliban.

Deux Français font partie des signataires de cette lettre. Mariam Abou Zahab, chercheuse au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), et Gilles Dorronsoro, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, détaillent leurs inquiétudes quant à la situation du pays.

France24.com : Pourquoi avoir signé cette lettre ouverte ?

Gilles Dorronsoro : Parce qu'une très grande majorité des experts ou humanitaires travaillant sur l'Afghanistan est affolée par la tournure que prennent les évènements, et parce que nous n'arrivons pas à nous faire entendre de l'administration américaine.

Mariam Abou Zahab : J'ai signé cette lettre parce que la stratégie militaire menée dans le Sud n'aboutit qu'à fragmenter l'insurrection et à radicaliser la population. Elle subit depuis l'été dernier une intensification des bombardements aériens et des raids - 17 en moyenne par nuit pour la période allant de juillet à novembre 2010. Il est temps de reconnaître que les Taliban font partie de la population afghane et représentent la sensibilité de nombreux Afghans ruraux, que leurs objectifs sont nationalistes et qu'ils sont préoccupés par l'avenir de leur pays plutôt que par un djihad global. J'ai aussi signé parce que je déplore l'absence totale de débat sur l'Afghanistan en France.

France24.com : Vous dites que la situation sur le terrain est pire qu'il y a un an et que les Taliban sont plus puissants. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

Gilles Dorronsoro et Mariam Abou Zahab : D'abord, en tant qu'étranger ou fonctionnaire afghan, on peut de moins en moins circuler par la route en Afghanistan. On peut encore aller à Jalalabad même si c'est moins sûr qu'avant, et à Bamian, mais c'est compliqué. Si l'on ne veut pas jouer au héros, on ne peut plus aller dans le Nord ; le Sud est totalement interdit... L'espace se rétrécit.

Ensuite, on constate une forte reprise en main des Taliban. Ils encadrent la population, par le biais du système judiciaire par exemple, et mène des opérations dans tout le pays. En même temps, le gouvernement afghan s'effondre. Et puis, il y a aussi des chiffres, objectifs. La coalition a été engagée dans 10 000 incidents armés en 2009, et dans 18 000 en 2010. Le nombre des pertes humaines a aussi augmenté.

France24.com : La stratégie militaire est donc selon vous vouée à l'échec ?

Gilles Dorronsoro : Personne ne nous explique rationnellement comment nous allons vaincre les Taliban, alors que tout le monde sait qu'ils sont soutenus par l'armée pakistanaise. Et tout le monde admet aussi que l'armée afghane ne sera jamais prête à prendre le relais dans trois ans. La seule solution est d'entamer des négociations. Toutes les parties sont d'ailleurs plus ou moins d'accord là-dessus ; Richard Holbrooke [ancien envoyé spécial des États-Unis en Afghanistan et au Pakistan, décédé lundi, ndlr] était le porte-parole de cette politique-là.

Mariam Abou Zahab : L'un des paradoxes de l'Afghanistan est que plus on envoie de troupes, plus les Afghans semblent affaiblis militairement, plus ils sont déterminés à se battre. Penser qu'une fois les Taliban affaiblis militairement, ils seront prêts à négocier avec des Américains en position de force, c'est méconnaître complètement le pays.

France24.com : Est-ce que négocier avec les Taliban une bonne solution pour la population ?

Gilles Dorronsoro : Est-ce que c'est la bonne solution ? Non. Est-ce qu'il y a mieux ? Je ne crois pas. Nous avons fait n'importe quoi dans ce pays ; la stratégie de reconstruction est un vrai scandale. Si on persiste dans la stratégie militariste, on va aboutir à une victoire militaire des Taliban. Il vaut mieux négocier pendant que l'on a encore un peu de crédibilité et que l'on peut encore faire pression.

Mariam Abou Zahab : Encore une fois, les Taliban ne sont pas des extra-terrestres créés par le Pakistan. Ils font partie de la société afghane et joueront un rôle politique dans le pays après le départ des États-Unis, que cela plaise ou non aux Occidentaux. Il est préférable de leur donner ce rôle par un accord négocié qu'autrement.

France24.com : Quel impact pensez-vous que cette lettre peut avoir ?

Gilles Dorronsoro : À court terme, je ne suis pas très optimiste. Jeudi, Barack Obama va dire que tout va bien. C'est surtout un problème de timing politique à Washington. Rien ne va bouger avant le printemps, car c'est à cette période que les Taliban reprennent les combats.

Jusqu'à présent, les militaires ont toujours refusé toute solution alternative. Le général Stanley McChrystal, ancien commandant des opérations dans le pays, n'a proposé qu'une option à Barack Obama, en disant qu'il avait besoin pour ça de 30 000 hommes. Obama s'est senti obligé d'accepter pour ne pas paraître faible. Mais si en mai, l'armée dit qu'elle a à nouveau besoin d'hommes, peut-être que la position de Barack Obama changera. Nous, en tant qu'experts, nous allons en tout cas continuer à nous mobiliser.

Mariam Abou Zahab : Ce que nous attendons du président Obama, c'est qu'il admette que l'engagement américain est excessif et désormais inutile ; que les Occidentaux peuvent encore aider le pays à se rétablir, mais pas prétendre le diriger ; que les 65 milliards de dollars dépensés chaque année par les États-Unis pour occuper l'Afghanistan pourraient être mieux employés pour développer le pays et reconstituer son économie.

Il faut reconstruire les pouvoirs locaux plutôt que de vouloir à tout prix construire un État centralisé fort, ce qui est contraire à la culture politique afghane. Enfin, il faut admettre que l'Afghanistan est un pays enclavé, que la solution est régionale et que l'Afghanistan doit s'entendre avec ses voisins et surtout avec le Pakistan, qui a des intérêts légitimes et ne peut être exclu des négociations.