, envoyée spéciale à Perpignan – L"Américain Eugene Richards a publié le témoignage bouleversant de 15 Américains qui subissent de plein fouet les conséquences de la guerre en Irak. Rencontre avec le photographe à l'occasion de la sortie de son livre, "War is personal".
Ce sont des récits qui mettent à mal les idéaux américains "pro-war". Dans un langage parlé et direct, retranscrit avec minutie, 15 hommes et femmes, qui ont connu de près la guerre en Irak, se livrent au photographe américain Eugene Richards. Certains d’entre eux ne sont pas revenus vivants, ou sont tellement affaiblis qu'ils ne peuvent plus s'exprimer : une mère, un père, une petite amie ou une veuve témoignent à leur place. D’autres sont revenus du front, mais s’en remettent à peine. "War is personal", la guerre est une affaire personnelle, comme l'affirme Eugene Richards en titre de son livre.
En général, le départ en Irak se décide rapidement, sans prendre conscience de la réalité de la guerre. Ces Américains parlent tous de l'arrivée à Bagdad, des heures perdues à boire et à se droguer, de la méconnaissance du terrain et des Irakiens. Et puis, ils évoquent les multiples facteurs de traumatisme : les tirs aveugles sans pouvoir distinguer civils ou insurgés, les attaques sanglantes, les blessés graves qu'il faut évacuer en vitesse et les morts. Le retour, enfin, qui se passe souvent mal : les cauchemars qui hantent jour et nuit, les quantités d'alcool qui permettent d'oublier, la difficulté de trouver un travail.
"On ne quitte jamais l'Irak"
Il y a Michael, qui tente de fuir, par la boisson et la drogue, les souvenirs de morts, de corps déchiquetés et d'odeurs de chair brûlée. La réinsertion dans la société américaine a tourné à l'échec : le décalage entre son vécu de guerre et les boulots comme vendeur de bagels ou de vêtements était trop grand, la perspective d'une vie amoureuse inenvisageable, et le suicide considéré comme la meilleure des issues. "En fait, on ne quitte jamais l'Irak. Dans ma tête, j'y suis toujours et y serai toujours. Et jamais ma famille ne comprendra cela", conclut Clinton, un autre vétéran de la seconde guerre du Golfe.
{{ scope.legend }}
© {{ scope.credits }}Les Américains qui ne sont jamais rentrés d’Irak sont au nombre de 4 418, selon le dernier décompte établi au début de septembre par le site Antiwar.com. Eugene Richards donne la parole au père de l’un de ces soldats morts au combat, Carlos Arredondo. Ce Portoricain raconte le jour où les Marines ont frappé à sa porte pour lui annoncer le décès de son fils. Il sort de ses gonds, fracasse le camion des Marines à coups de marteau, avant de se brûler gravement en tentant de mettre le feu au véhicule. Il avait toujours été opposé au projet de son fils de s'enrôler dans l'armée américaine.
D'autres militaires ont été rapatriés aux États-Unis dans un état grave, entre la vie et la mort. Aujourd'hui, après des mois de comas et d'opérations chirurgicales, ces blessés de guerre sont entièrement dépendants des soins de leurs proches. Des mères qui veillent nuit et jour à leur chevet, entre dévouement et fatigue extrême, laissent jaillir leur colère contre des autorités militaires auxquelles elles voudraient demander des comptes, mais qui se révèlent absentes.
Pour chaque histoire, Eugene Richards photographie et écoute sans juger. L'homme est p
atient et ses images d'une violente réalité viennent souvent adoucir des récits trop bruts. Les mots prennent visage humain que Richards sait regarder avec une bienveillance particulière.
"Oui, au final, c'est un livre contre la guerre. Mais je laisse le soin aux personnes de parler", explique le photographe. Le reporter a une solide réputation aux États-Unis pour avoir été membre de l'agence Magnum et avoir reçu de nombreuses récompenses. Le reportage "War is personal", en partie financé par Getty Images, The Sunday Times Magazine et Paris Match, a remporté un prix au dernier World Press Award.
Mais avec ce livre, le photojournaliste se heurte à l'indifférence américaine. Sans maison d'édition, il a finalement publié à compte d'auteur avec l’aide de l'agence Getty. En France, à Perpignan, lors du festival international de photojournalisme Visa pour l'Image, son travail fut au contraire très remarqué. "C’est très bizarre : cette guerre concerne d’abord les Américains, mais c’est ici, en Europe, que le débat a lieu. Aux États-Unis, les familles de militaires ont peur d’aborder la question cruciale : "Pourquoi mon fils, mon mari ou ma fille a-t-il été tué ou gravement blessé en Irak ? Pour rien ?" Le sujet est évité. C’est le silence total."