
À Beyrouth, nombreux sont ceux qui craignent que les travaux du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) ne remette le feu aux poudres. À tel point que certains rechignent à ce que le douloureux passé du pays ne soit inhumé. Reportage.
Plus de cinq ans après la mort de son mari, visé par un attentat à la voiture piégée en plein centre de Beyrouth, Gisèle Khoury, s'impatiente de voir ses assassins répondre de leur crime devant une cour de justice. Las, la veuve sait que les chances qu'un procès puisse s'ouvrir dans les mois ou les années à venir sont minces.
"Dans ce pays, la justice est un processus très lent et je n’ai aucune illusion sur ce qui va se passer demain ou dans un futur proche", déclare-t-elle depuis un café de la banlieue chic de Beyrouth, où elle est l'invitée d’une émission de la chaîne de télévision Al Arabiya. "En 2005, pendant les mois qui ont suivi l’assassinat de mon mari, je pensais que justice serait rapidement faite. Mais après 2006, je n’ai plus eu d’illusions."
Son mari, le journaliste Samir Kassir, a été tué le 2 juin 2005, quelques mois seulement après l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février de la même année. À cette période, nombreux sont les intellectuels et politiciens à avoir payé de leur vie leurs positions anti-syriennes. Le puissant voisin a toujours nié son implication mais de forts soupçons planent sur Damas.
La mort du Premier ministre libanais a provoqué un cataclysme politique majeur au Liban. Face à l'importante mobilisation de la population, lors de ce qui est désormais nommée la "révolution du Cèdre", et à la colère de la communauté internationale, Damas avait été contraint de retirer ses troupes présentes sur le sol libanais depuis 1976.
Le "danger de l’oubli"
Les théories ne manquent pas sur les auteurs de ces assassinats. Mais la justice ne s’est pas encore prononcée. Rendre justice s’avère être une affaire bien délicate dans un pays flirtant en permanence avec les conflits.
La guerre civile libanaise (1975-1990) a officiellement pris fin avec le vote d’une loi amnistiant tous les crimes politiques commis pendant le conflit. Même si l’accord a été très favorablement accueilli après des décennies de violents affrontements, plusieurs experts, à l’exemple d’Eugene Rogan, directeur du Middle East Centre à l’université Saint Anthony d’Oxford, mettent en garde contre "les dangers de l’oubli", conséquence d’une "politique active visant à tourner la page du passé".
"Personne ne veut plus savoir qui a tué Hariri"
Le problème, c’est que l’Histoire pourrait bien se répéter aujourd’hui. La dernière crise a été provoquée par des informations rapportant que le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) orientait son enquête sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre vers des membres du groupe chiite pro-syrien du Hezbollah.
Le 22 juillet, un discours du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a fait craindre une nouvelle flambée de violence au Liban. Pour tenter d’apaiser les tensions, le président syrien Bachar al-Assad et le roi saoudien Abdullah se sont fendus d’une visite conjointe à Beyrouth la semaine dernière. Une première.
Le fils de Rafic Hariri, l’actuel Premier ministre Saad Hariri, s’est longtemps prononcé en faveur du TSL. Mais face au spectre d’une nouvelle crise politique après la révélation d’éventuelles accusations visant le Hezbollah, le chef du gouvernement se montre de plus en plus réservé à l’égard de la cour internationale. "C’est comme si plus personne, ou presque, ne veut plus savoir qui a tué Hariri", notait la semaine dernière l’écrivain libanais Elias Muhanna, sur son blog politique Qifa Nabki.
Faire table rase du passé
Au Liban, habitude est prise de faire table rase du passé pour gérer le présent. À plusieurs égards, le défunt Premier ministre, un milliardaire qui a en partie financé la reconstruction de Beyrouth après la guerre civile, était le symbole même de ce penchant libanais.
"L’ironie, dans l’assassinat de Hariri, c’est que Hariri lui-même ne se sentait pas concerné par le passé, analyse Michael Young, chroniqueur au "Daily Star", un quotidien anglophone libanais. Il voulait reconstruire le Liban, pas remuer le passé."
Dans ce petit pays multiconfessionnel, des groupes politiques rivaux teintés d’appartenances religieuses sont souvent manipulés par les pays voisins. Le Liban n'a jamais eu de Commission vérité et réconciliation, à la mode sud-africaine, et n’en aura probablement jamais. "Ce pays n’est pas à l’aise avec le passé en partie parce que c’est un pays divisé, et la vérité pour les uns est une menace pour les autres", poursuit Michel Young.
Le Disneyland du Hezbollah
Mais alors que certains moments-clés de l’histoire moderne libanaise sont négligés, d’autres sont célébrés avec ferveur.
Mardi, le chef du Hezbollah doit prononcer un discours très attendu commémorant la fin de la guerre de 2006 avec Israël, un thème récurrent dans la communication publique de l’organisation chiite.
Sur une colline située à environ 44 kilomètres au sud de Beyrouth, des milliers de personnes sont attendues au "Musée du tourisme résistant", un énorme complexe géré par le Hezbollah, dont la construction a couté la bagatelle de 4 millions de dollars.
Surnommé "Hezbollah Land" par la presse internationale, le musée est une ode aux actes de résistance que le groupe se targue d'avoir menés contre les militaires israéliens. Niché dans un ancien bunker, l'endroit dispose d’une terrasse en béton appelé "l’abîme" sur laquelle sont exposés des débris de tanks et d’équipements de Tsahal.
"Je pense que le Hezbollah est en train d'écrire une autre histoire, une glorieuse histoire de la résistance, analyse Michael Young. Le danger, c’est que cette version est vouée à s’opposer à une interprétation consensuelle de l’Histoire libanaise. À bien des égards, elle se dresse contre l’État libanais lui-même. C’est un moyen, pour le Hezbollah, de maintenir son emprise sur la communauté chiite."
Dans les pays du Moyen-Orient, une telle lecture de l’Histoire n’est pas exceptionnelle. Gisèle Khoury estime pourtant que les choses peuvent changer. Pour elle, le peuple libanais ne souffre pas d'amnésie collective. Un jour, dit-elle, elle va découvrir qui a tué son mari, même si elle admet qu'elle ne pourra peut être jamais savoir qui a commandité l’attentat.
"Ce n’est pas vrai que les Libanais oublient le passé, affirme-t-elle. Nous avons survécu à une guerre, et nous nous y confrontons tous les jours. Vous ne pouvez pas oublier la guerre. Nous voulons connaître la vérité. Mais, parfois, la vérité est extrêmement compliquée, et il existe plusieurs voix pour la connaître."