
Karzan G., trafiquant de migrant irako-kurde, est décédé le 8 février 2025 lors d'une fusillade avec les policiers du Raid, sur une aire d'autoroute près de Dijon. © Studio graphique France Médias Monde
La BMW Série 5 grise descend l’autoroute A31 à vive allure en direction de Dijon. À son bord, cinq hommes armés d’armes de poing, réputés pour être des passeurs de migrants. Le véhicule a été placé sur écoute dans le cadre d’une enquête de l’Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim). Ce soir du vendredi 7 février 2025, les enquêteurs sont en alerte : la veille, un homme a été blessé par balle sur l’aire d’autoroute de Troyes-Le Plessis (A5). On craint des représailles.
Il est 20 h 35, quand le capitaine de police Mathieu S. reçoit un appel affolé d’un interprète kurde qui écoute les conversations dans le véhicule : un règlement de compte est imminent, et les passeurs sont déterminés à tuer un membre du clan rival. L’information est d’autant plus crédible que ces hommes ont pour habitude de travailler du dimanche au jeudi, mais pas le vendredi.
Aussitôt, un dispositif se met en place. Une vingtaine de policiers répartis dans dix véhicules démarrent en trombe et prennent en filature la BMW. L’objectif ? Interpeller les trafiquants avant que la vendetta ne dégénère en bain de sang. Au vu de la dangerosité de leurs cibles, Mathieu S. et ses hommes ont demandé l’appui des policiers d’élite du Raid.
Vers 00 h 45, alors que deux hommes du Raid suivent la BMW à bord d’un fourgon banalisé Peugeot Boxer, ils perdent la berline de vue. Les policiers, habillés en civils mais portant des brassards de police, décident de s’arrêter sur l’aire de la Villa des Tuillières, au nord de Dijon, pour faire le point lorsqu’ils voient passer la BMW derrière eux.
Tout s'enchaîne ensuite très vite. Dans son rétroviseur, un policier aperçoit deux individus qui se dirigent vers le fourgon banalisé en braquant leurs armes de poing dans sa direction. Il crie “Police !” et tire à deux reprises sur eux à travers la fenêtre. Une fusillade s’engage. Les balles fusent, les policiers répliquent au fusil d’assaut, tuant un assaillant, tandis que les quatre autres prennent la fuite dans la nature. Quand les renforts arrivent enfin, l’un des policiers du Raid est à terre, gravement touché à la cuisse droite. Interrogé un mois plus tard, il confiera : "J'ai passé 11 ans dans la police, [...] j'ai connu des interventions difficiles mais je n'ai jamais eu aussi peur de mourir que ce jour-là."
"Là, on a vraiment affaire à de gros trafiquants"
Au lendemain de la fusillade, c’est le choc qui domine à la Section de recherches de la gendarmerie de Dijon, saisie des faits. Qui sont ces hommes qui se sont risqués à tirer sur un policier ? "Il est clair que l'intention était de nous tuer”, lâche un des policiers visés lors de son audition.
L’autopsie de la victime apporte les premiers éléments de réponse. Il s’agit de Karzan G., un Kurde irakien de 39 ans, connu pour des faits de violences avec arme en France. Domicilié à Cosenza, en Italie, il fait l’objet d’une enquête depuis août 2023 : les policiers italiens le soupçonnent, lui et son petit frère Goran G., d’être à la tête d’un réseau de trafiquants de migrants vers le Royaume-Uni.

Leur grand frère, Idrees G., est d’ailleurs en détention provisoire dans un dossier de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), après le naufrage d’un "small boat" dans la Manche ayant fait sept morts en août 2023. “Il y a trois frères qui sont dans la criminalité : un qui est en prison, l’autre qui a été tué, et le dernier qui est à l'étranger et qui doit continuer à opérer. Là, on a vraiment affaire à de gros trafiquants, des organisateurs qui tiennent le marché. Quand l’aîné s’est fait incarcérer, on a préconisé de le transférer à [la prison de haute sécurité de] Vendin-le-Vieil parce qu’il continuait à piloter ses affaires en détention”, explique Xavier Delrieu, patron de l’Oltim.
Si son grand frère s’est spécialisé dans les traversées de la Manche en bateau, Karzan G., lui, travaille surtout sur les aires d’autoroutes de l’A5 et de l’A26. Les enquêteurs en ont déjà identifié une dizaine entre Dijon et Calais. C'est ici que, trois à cinq fois par semaine depuis août 2023, son équipe profite de la nuit pour faire monter des migrants dans les remorques de poids-lourds stationnés. Chaque passeur a une tâche bien précise : repérer les camions à destination de l’Angleterre, ouvrir les remorques au pied de biche, ou encore faire le guet. “Chaque prise en charge de migrants regroupait [entre] quatre et 28 clients, facturés de 1 000 à 2 000 euros par tête”, résume un enquêteur dans une audition que France 24 s’est procurée. Entre fin août 2024 et début février 2025, quelque 122 migrants sont ainsi chargés dans des poids-lourds sur la seule aire de Troyes-Le Plessis (Aube).
Liasses d’argent et société-écran
Lorsque la fusillade avec le Raid intervient, cela fait déjà un an et demi que les limiers de l’Oltim traquent Karzan G. L’enquête a débuté le 17 septembre 2023, lorsqu’une conductrice britannique de camping-car a été interpellée au port de Calais avec 10 migrants vietnamiens cachés dans la soute de son véhicule. En suivant les clandestins à leur sortie du centre de rétention, les policiers remarquent qu’ils logent tous dans un appartement d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). L’immeuble est placé sous vidéosurveillance. En un mois, les policiers constatent une soixantaine de passages de migrants.
Ils remarquent également que des Irakiens y récupèrent régulièrement des migrants, pour les emmener en voiture sur des aires d’autoroute. Une forme de sous-traitance qui s’est développée chez les trafiquants de migrants au fur et à mesure que les passages de frontières se sont faits plus difficiles : "Avant, on travaillait sur des filières communautaires. Maintenant, il y a des réseaux très spécialisés sur le franchissement de la Manche qui acceptent toutes les nationalités du moment qu’ils sont payés", explique Pascal Marconville, premier avocat général près la cour d’appel de Douai (Nord).
Il faut dire que le trafic de migrants rapporte gros. Selon l’enquête, Karzan G. serait ainsi devenu le propriétaire de nombreux véhicules de luxe, d’un bar à Cosenza, en Calabre, et disposerait de parts dans une société-écran aux Pays-Bas, laissant penser à du blanchiment. Lors de la perquisition de son domicile francilien, les policiers français ont aussi découvert, cachés sous un matelas, 10 265 euros et 7 700 dollars en liquide.
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"Un fléau français"
C’est cette manne financière qui a précipité la chute de Karzan G. Fin 2024, son groupe “a rencontré une baisse d'activité en raison de la concurrence des réseaux rivaux, ce qui l'a furieusement agacé et l'a rendu enclin à des règlements de compte”, décrivent les enquêteurs. Le 8 décembre dernier, un homme d’un clan rival est retrouvé blessé, avec le bras cassé et des traces de coups de couteau sur le corps. Le 6 février, c’est le neveu de Karzan G., Khozeen S., qui est admis à l’hôpital Bicêtre (Val-de-Marne) avec deux impacts de balles dans la jambe. La fusillade avec le Raid éclate moins de 48 heures plus tard.
Dans les heures qui suivent, six individus sont interpellés, placés en garde à vue et mis en examen, notamment pour tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique. Interrogé, Khozeen S., qui était à l’hôpital pendant la fusillade, explique toucher “entre 3 000 et 6 000 euros par mois” pour son rôle de passeur de migrants pour le compte de Karzan G. Un autre, Chawan A., parle d’une somme de “150 à 200 euros par client”. En revanche, tous nient avoir participé à la fusillade du 8 février. Sollicité, l’avocat de Khozeen S. et Chawan A. n’a pas souhaité s’exprimer sur le dossier. Au total, huit personnes, six Irakiens et deux Vietnamiens, sont mises en examen dans le dossier, tandis qu'une neuvième est toujours recherchée.
Si la mécanique mortifère du 8 février 2025 semble claire pour les enquêteurs, plusieurs questions demeurent : qui a tiré sur les policiers ? Combien de passagers de la BMW étaient armés ? Une chose est sûre, cette tentative de meurtre devrait amener les mis en cause devant une cour d’assises. “La justice doit être extrêmement ferme, d’autant plus quand deux serviteurs de l’État ont été pris pour cible”, pointe Me Pauline Ragot, avocate des deux policiers du Raid qui se sont portés parties civiles. Selon elle, “le trafic de migrants est un fléau français, au même titre que le narcotrafic”. L’information judiciaire, ouverte par le parquet de Créteil, est toujours en cours et les suspects restent présumés innocents. Quant au policier du Raid blessé lors de la fusillade, il a intégré un centre de rééducation mais reste traumatisé par les événements. Père de deux enfants en bas âge, il devrait pouvoir réintégrer son unité d’élite à l’issue de sa convalescence.
