Depuis sept mois, des centaines de sans-papiers ont fait d'un ancien bâtiment parisien de la Sécurité sociale leur "ministère de la régularisation". Ensemble, ces immigrés, qui pour la plupart travaillent, essaient de faire entendre leur voix.
Le repas collectif, servi tous les midis, se termine. Le vaste hangar, situé au 14 rue Baudelique dans le XVIIIe arrondissement de Paris, se vide lentement de ses occupants. Travailleurs sans-papiers pour la plupart, ils sont venus s’installer dans ce bâtiment laissé vacant par la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) en juillet 2009, après avoir été évacués de la Bourse du Travail par la CGT. Réunis au sein du collectif des sans-papiers de Paris (CSP 75), qui compte aujourd’hui 3 000 membres, ils réclament leur régularisation massive.
Plus de 4 800 m2 au sol, cinq étages, deux sous-sols, de grandes cours, et pas moins de 21 nationalités qui s’y côtoient… En ce début d'après-midi, les immenses couloirs, véritables labyrinthes, sont calmes. Dans une chambre, une femme dort. Algérienne et sans-papiers, elle travaille de nuit dans la restauration. "Tout le monde ici travaille, assure Anzoumane Sissoko, l’un des porte-paroles du collectif. Et dans tous les secteurs : l'aide aux personnes âgées, le nettoyage, la restauration, le bâtiment... Bien sûr, comme tout le monde, certains sont parfois entre deux boulots."
"Tous les pouvoirs sont dans la main du préfet"
La cohabitation demande de l'organisation. L'eau et l'électricité, qui n'ont pas été coupées lorsque la CPAM a déménagé en février 2009, fonctionnent toujours. Mais il n'y a pas de salles de bain dans l'ancien bâtiment administratif. Pour se laver, il faut donc utiliser les bains-douches du quartier ou remplir un seau d'eau chaude et le transporter dans les toilettes, peu engageantes. Quelques matelas posés par terre, parfois une télévision ou une plaque de cuisson : les chambres, installées dans les anciens bureaux, sont sommaires. Certains partagent une pièce à 10 ou 15. "Au début, nous dormions tous par terre, au milieu du hall, poursuit Anzoumane Sissoko. Mais depuis novembre, nous nous sommes installés dans les anciens bureaux car il fait froid." Une partie du premier étage est réservée aux femmes.
Des commissions ont également été désignées. Il y a ainsi les responsables de la cuisine, de la sécurité ou encore des relations avec la préfecture. "L'important est de faire en fonction de la disponibilité des gens, précise Anzoumane Sissoko. Ensuite, on leur demande ce qu'ils peuvent et veulent faire." Les responsables pratiquent une tolérance zéro à l'égard des bagarres, et les simples squatteurs, qui cherchent un toit plutôt que des papiers, sont exclus. Les voisins se plaignent tout de même du bruit, "inévitable quand des centaines de personnes se réunissent", dit Sissoko.
Certains résidents sont rassemblés dans le bureau qui surplombe le hall. Ici, une équipe de bénévoles étudie les dossiers des sans-papiers qui, une fois par mois, sont envoyés à la préfecture de Paris. Carte de séjour ? Récépissé de trois mois sans autorisation de travailler ? La réponse administrative la plus redoutée est l'"OQTF", pour "obligation de quitter le territoire français".
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© {{ scope.credits }}Camara, un Malien arrivé en France en 2001, a déposé une demande de régularisation il y a un an et demi. Depuis, pas de nouvelles. "Mon frère était arrivé avant moi ici ; lui a ses papiers. Moi j'ai tenté, tenté, tenté... Des fois, je n'en peux plus, mais je ne peux pas rentrer au Mali sans rien, sans argent. Maintenant que je suis là, pourquoi ne me laisse-t-on pas vivre ?"
"Il n'existe aucun critère à la régularisation, tous les pouvoirs sont dans la main du préfet et il y a beaucoup d’arbitraire, déplore Anzoumane Sissoko. Quelqu'un qui vient d'arriver peut être régularisé, alors qu'une personne qui est là depuis 20 ans ne le sera pas."
"On ne peut pas rester les bras croisés"
En 2006, la régularisation de plein droit des sans-papiers ayant dix ans de résidence en France a été abrogée. "Il ne reste que l’article 40… ", lâche Anzoumane Sissoko. Cet article de la loi dite Hortefeux de 2007, modifié par une circulaire de janvier 2008, permet en effet, dans certaines conditions très encadrées, une régularisation dans le cadre du travail. Le CSP 75 a tenté de s’engouffrer dans la brèche. L’an dernier, le collectif est parvenu à convaincre quelque 250 chefs d'entreprises, qui employaient des sans-papiers membres du collectif, de s'engager pour les aider. Devant l'ampleur des démarches à effectuer et les risques encourus par l'employeur, qui peut être poursuivi s'il n'est pas jugé de bonne foi, tous ou presque ont renoncé. "A la fin, seuls six étaient d’accord pour effectuer les démarches", précise Anzoumane Sissoko.
Dans le bureau, le téléphone de Sissoko sonne. Diarra, l'un des "camarades", arrêté l'avant-veille, devait être expulsé pour le Mali en milieu d'après-midi. L'opération vient d'être reportée, en raison d'un mouvement de grève à l'aéroport. Diallo Koundenecoun, l'un des porte-parole du collectif, était déjà en train de préparer la riposte. "Nous avons fait passer le message, nous avions une délégation de 1 500 personnes prêtes à se rendre à Roissy, dit-il. Il leur aurait fallu au moins 600 policiers pour nous arrêter..." Anzoumane Sissoko est confiant : Diarra devrait pouvoir faire appel devant le juge des libertés et de la détention, et rester en France.
"On ne peut pas rester les bras croisés, glisse Ahmadou Meite, un sans-papiers, membre du collectif. On vit en France, on travaille en France, on participe à l'activité économique. Nous voulons que les sans-papiers sortent de l'ombre. Ici, nous souffrons ensemble, nous dormons ensemble, nous nous battons ensemble." "On ne peut rien obtenir si l'on ne manifeste pas", confirme Anzoumane Sissoko. Alors chaque mercredi, sans faillir, le "ministère de la régularisation de tous les sans-papiers" défile dans les rues de Paris.