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Dix ans après le 13-Novembre, la France est-elle plus efficace face à la radicalisation ?
Les attentats meurtriers du 13 novembre 2015 ont profondément changé la stratégie française de lutte contre le terrorisme. Dix ans plus tard, la prévention de la radicalisation est devenue une priorité et les mécanismes la favorisant sont mieux compris. Mais il faut maintenant faire face à d’autres défis, avec une menace diversifiée et des réseaux sociaux qui accélèrent le processus de recrutement.
Les attentats de 2015 ont été un signal d'alarme pour la France, déclenchant des efforts sans précédent pour comprendre et lutter contre les menaces extrémistes. © Photomontage de Nayoun Kim, Julien Le Maguer, France 24

"Très, très vite, j'ai été approché par un imam autoproclamé parmi les détenus. C'est un individu qui, d'habitude, vend des armes et de la drogue dans son quartier, mais qui finalement – vu qu'il parle bien l'arabe, qu'il connaît le texte sacré du Coran et qu'il a un certain charisme – s'est improvisé imam dans cette promenade."

Lorsqu’un recruteur islamiste radical a ciblé Karim Mokhtari en prison, il savait exactement sur quels boutons appuyer.

"J'étais vulnérable à l'endoctrinement radical et violent parce que j'étais en déshérence identitaire, parce que j'avais des carences affectives, parce que j'avais des besoins de reconnaissance, j'avais des besoins d'estime, de confiance", raconte-t-il. "Et donc tout ça fait un terreau favorable finalement à du prosélytisme, quel qu'il soit, et notamment radical et violent."

Karim Mokhtari a subi de graves actes de maltraitance durant son enfance au sein d’un foyer violent. À 18 ans, il a été condamné à dix ans de prison pour avoir participé à un vol à main armée.

"Il (l’imam autoproclamé, NDLR) remettait de l'huile sur le feu qui était en moi, moi qui avais déjà un problème pour trouver ma place dans la société, moi qui avais un problème pour remettre en question mon comportement, ma violence, ma colère", poursuit l’ancien détenu. "Il me donnait des excuses de continuer de l'être en me disant ‘Regarde autour de toi et tu verras que la France ne nous aime pas.’"

Dix ans après le 13-Novembre, la France est-elle plus efficace face à la radicalisation ?
Karim Mokhtari, ancien détenu et directeur de l'association 100Murs. © France 24

Le "manuel" du recruteur extrémiste

Ce qu’a vécu Karim Mokhtari relève de la tactique typique du "manuel" d’un recruteur, selon le Dr Guillaume Monod.

"La première chose que vont chercher les recruteurs, ce sont des personnes fragiles et pas tellement des gens convaincus par l'idéologie – qu’il s’agisse du jihadisme, des incels ou d’une autre. Ils vont d'abord chercher des personnes ayant besoin d'un accompagnement psychologique, émotionnel, ayant besoin d'amis et de faire partie d'un groupe", détaille le psychiatre, qui a commencé à étudier la radicalisation à la suite des attentats de Paris et de Saint-Denis en 2015.

"Une fois que ces liens affectifs sont très forts, que la relation de confiance est établie, c'est souvent dans un second temps seulement que le recruteur introduit l'idéologie."

Karim Mokhtari, lui, a fini par trouver la force de tourner le dos au recruteur.

"Je me souviens que cet imam autoproclamé est venu vers moi avec un regard très, très noir pour me dire que j'étais désormais musulman et que mon devoir, c'était de défendre l'islam. Et selon lui, défendre l'islam, cela voulait dire qu'il fallait que j'aille tuer les mécréants là où je les trouverais", se souvient l’ancien détenu. "C'est la première fois de ma vie où j'ai su me positionner en disant ‘non’ de manière déterminée. C'est la meilleure décision que j'aie pu prendre durant toute ma peine finalement, parce que l'islam, ce n'est pas ça."

C’était à la fin des années 1990, et à l’époque, raconte Karim Mokhtari, "ce n'était pas Daesh (l’organisation État islamique) mais plutôt Al-Qaïda". "Il n'y avait alors pas de programme de prévention de la radicalisation en France. L'administration pénitentiaire a donc essayé de réagir comme elle le pouvait à l'époque : elle a commencé à transférer un certain nombre de personnes du groupe en espérant arrêter cette propagation (des idées extrémistes, NDLR) au sein de la promenade."

Avant 2015, "personne ne connaissait la question de la radicalisation en France"

De la tuerie de Charlie Hebdo, en janvier, aux attaques coordonnées du 13-Novembre, les attentats de 2015 ont représenté un électrochoc pour la France. Avant cela, "il y avait un grand problème", selon le Dr Guillaume Monod. "Personne ne connaissait la question de la radicalisation en France, et encore moins en prison."

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Le Dr Guillaume Monod, psychiatre au groupe hospitalier Paul Guiraud près de Paris. © France 24

Après, tout a changé. "Toute la société s’est mobilisée, pas que la justice et la psychiatrie, aussi l’Éducation nationale, les services de la protection de l’enfance, les sciences sociales, le milieux associatif", énumère le psychiatre. Des efforts qui se sont révélés payants : "Cela a permis d'avoir une vraie connaissance du phénomène en quelques années."

Le Dr Monod, qui a déjà travaillé avec environ 150 détenus soupçonnés de radicalisation, dit se concentrer sur leur vulnérabilité psychologique.

"Je ne m'intéresse pas à la question religieuse ni à la question politique. Ce n'est pas de mon ressort. Mon travail, c'est qu'est-ce qu'il en est des mécanismes psychiques, des vulnérabilités psychologiques qui font que certaines personnes vont, dans certains cas, se retrouver embrigadées dans une idéologie sectaire et violente", explique-t-il.

De la "déradicalisation" au "désengagement"

Aujourd’hui, les professionnels sur le terrain évitent d’employer le terme de "déradicalisation". "En France, l'opinion n'est pas un délit. Aujourd'hui, plus que de 'déradicalisation', on parle de 'désengagement' de la violence", souligne le Dr Guillaume Monod. C’est tout l’objectif de son travail et cela donne des résultats positifs, selon lui.

"Parmi les quelques patients que j’ai connus en détention, et dont j’ai eu des nouvelles après leur sortie de prison, beaucoup ont complètement abandonné leur comportement violent", explique le psychiatre. "Certains restent dans une idéologie assez sectaire mais ce qui compte surtout, c’est qu'ils abandonnent leur comportement violent."

Karim Mokhtari a fait de la prévention de la violence et de l’extrémisme la mission de sa vie à travers ses deux associations, 100Murs et Les chiens de l’ombre. Il intervient régulièrement dans les prisons pour témoigner de son expérience et fait partie des premiers à avoir obtenu le certificat de prévention de la radicalisation.

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Le Dr Guillaume Monod déambulant dans les couloirs du groupe hospitalier Paul Guiraud près de Paris. © France 24

Créé en 2017 par le politologue et chercheur Elyamine Settoul, ce diplôme a été conçu pour des professionnels issus de différents secteurs – éducation, police, justice, administration pénitentiaire, services sociaux ou encore renseignement.

"Cela nous a permis de tisser un réseau de professionnels", affirme Elyamine Settoul. Et ces experts constatent une évolution du profil des personnes radicalisées : "On assiste à un rajeunissement et elle (la radicalisation, NDLR) évolue."

Un processus de radicalisation qui "reste le même"

Le politologue évoque le cas du chef d’un groupe d’extrême droite rencontré en prison pour souligner les similarités de son parcours avec celui des islamistes radicaux. Une analyse qu’il développe dans son livre "Suprémaciste. Anatomie d’un parcours d’ultradroite" (éd. Université Paris Cité).

Selon lui, les mécanismes de la radicalisation n’ont pas fondamentalement changé en dix ans : "Ce sont des problématiques assez banales : le harcèlement scolaire, des gamins qui se sentent mal intégrés, des familles dysfonctionnelles. Et ils se renferment."

Puis le processus est notamment amplifié par les réseaux sociaux. "Il y a tout un effet enfermement algorithmique aujourd'hui", pointe Elyamine Settoul. "Ils se radicalisent entre eux. Ils passent des nuits entières sur des vidéos jihadistes, d’ultradroite ou autres."

"Mais le processus de radicalisation reste le même. Cela part toujours d'un problème dans le monde réel. Sauf que là, le virtuel accentue le phénomène. Il faut rester vigilant."

Cet article a été adapté de l’anglais. Retrouvez la version originale ici.