
Des fleurs, des photos et des bougies devant le restaurant La Belle Équipe à Paris, le 17 novembre 2015, quelque jours après l'attaque terroriste. © Francois Mori, AP
Le 13 novembre 2015, Paris plongeait dans l’horreur, frappé par une série d'attaques coordonnées, orchestrée par des terroristes, causant la mort de 130 personnes. Dix ans plus tard, le traumatisme de cette nuit cauchemardesque perdure chez les survivants, les familles endeuillées comme les premiers secouristes, marqués à jamais par ces scènes de guerre au cœur de la capitale française. Un traumatisme également présent chez les enfants qui ont grandi dans l'ombre du 13 novembre.
Certains ont perdu leurs parents, d'autres ont accompagné, tant bien que mal, leur reconstruction. Ce long chemin vers la résilience est l’objet d'une étude novatrice menée par des chercheurs français, afin de comprendre les mécanismes internes du traumatisme et son impact au sein de la cellule familiale.
Des années de reconstruction
Le programme s'annonçait chargé pour Caroline Jolivet et son mari Christophe. Le couple avait prévu un weekend de concerts qui devait débuter ce vendredi fatidique du 13 novembre, par la performance du groupe de rock américain, les Eagles of Death Metal, au Bataclan.
"‘On se reposera quand on sera vieux’. C’était ça la philosophie de Christophe", se remémore Caroline Jolivet.
Optant pour une soirée plus tranquille, la jeune femme avait finalement décidé de rester à la maison avec leurs enfants, alors âgés de 2 et 6 ans.
"Ils dormaient quand j'ai appris ce qu'il se passait aux infos", raconte Caroline. "J'ai passé toute la nuit au téléphone à appeler les hôpitaux, mais je n'avais aucune nouvelle [de Christophe]."
À leur réveil, les enfants demandent où est leur père." Je leur ai simplement dit qu'il était à l'hôpital et que nous ne pouvions pas aller le voir", poursuit Caroline. "C'était un mensonge. Je savais que ce qui s'était passé était très grave, mais je ne savais pas [qu'il était mort]."
Christophe a été tué sur le coup, abattu dans la fosse du Bataclan. Mais la famille n'a appris son décès que le lundi soir suivant. "J'ai complètement perdu mes repères, tout s'est effondré", se souvient Caroline.
Dans le brouillard de la tragédie qui venait de déchirer sa famille, la jeune femme n'a pas eu d’autre choix que de faire front. "Je devais être fonctionnelle. Je devais me débrouiller seule. Mais en réalité, dans ces moments-là, on n'est pas fonctionnel", souligne-t-elle.
Peu après les attentats, une cellule de crise a été mise en place à la mairie du 11e arrondissement de Paris. Caroline s'y est rapidement rendue pour demander de l'aide et a été orientée vers un thérapeute spécialisé dans les traumatismes, qui lui a fourni des outils pour faire face au syndrome de stress post-traumatique (SSPT).
Et presque aussi rapidement, elle a sollicité l'aide de psychologues pour enfants. "Je me souviens d'un moment où j'ai pensé que c'était trop difficile, que je n'y arriverais pas. Pendant une seconde, j'ai voulu rejoindre Christophe. Mais j'ai rapidement écarté cette pensée. Il était hors de question que j'abandonne mes enfants", explique-t-elle.
"J'ai décidé de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour leur offrir une vie qui ressemble à celle que nous avions prévue pour eux."
La perte soudaine et violente de leur père a profondément affecté les enfants de Caroline. Les premières années, chaque coucher était une épreuve. "La nuit était devenue le moment où l'on pouvait perdre un parent", explique-t-elle.
Confrontée à l’absence, Caroline réalise alors que ses enfants éprouvent les mêmes sentiments qu'elle, de culpabilité et de regret. "Ils utilisaient leurs propres mots, mais ils exprimaient le même désir d'avoir été là [avec Christophe], la même culpabilité d'avoir laissé leur père quitter l'appartement – des choses que je n'avais pourtant jamais dites devant eux", se souvient-elle.
En quête de solutions pour ‘soigner’ ses enfants, Caroline change même de carrière. "C'était devenu une obsession. Et j'ai finalement découvert des outils efficaces", dit-elle. Chef de projet numérique au sein du magazine Nouvel Obs, Caroline se forme et devient hypnothérapeute et praticienne en sophrologie et relaxation profonde. Elle a depuis publié plusieurs livres pour enfants sur les traumatismes. "Je voulais aussi aider les autres", souligne-t-elle.

Traumatisme "radioactif"
Les conséquences psychologiques des attentats de Paris en 2015 ont été profondes. Une enquête de santé publique réalisée en 2019 révèle que 54 % des personnes ayant perdu un proche dans les attentats souffraient de stress post-traumatique et 49 % de dépression sévère.
"En 2015, les psychologues et les psychiatres ne connaissaient pas grand-chose aux traumatismes", explique Thierry Baubet, chef du service de psychopathologie infantile à l'hôpital Avicenne, dans la banlieue nord de Bobigny. "Quand j'ai étudié la psychiatrie, les traumatismes ne représentaient qu'une demi-page dans mon manuel de 500 pages."
Depuis les attentats, la France a entrepris de rattraper son retard. Des centres régionaux de traumatologie ont ouvert leurs portes dans tout le pays pour aider les personnes souffrant de SSPT (syndrome de stress post-traumatique), dans le cadre d'une initiative du Centre national de ressources et de résilience (Cn2r), un établissement de santé publique mandaté par l'ancien président François Hollande au lendemain des attentats pour informer le grand public sur les traumatismes.
"Mais l’impact sur les enfants des personnes touchées par les attentats est un sujet qui a été négligé", regrette le Dr Baubet. "Les parents s'inquiètent du mal qu'ils peuvent infliger à leurs enfants en raison de leur propre traumatisme. Ils le portent en eux comme s'il était radioactif."
"La situation est encore plus compliquée dans les familles où l'un des parents est décédé et où le parent survivant, en deuil, a dû s'occuper de son ou ses enfants", poursuit le Dr Baubet. "Nous avons vu des cas d'enfants qui essaient de cacher leur souffrance pour éviter d'aggraver le mal-être de leurs parents. Les enfants semblent avoir tout sous contrôle, mais lorsque leur parent commence à surmonter son traumatisme, des années plus tard, certains s'effondrent et sombrent dans la dépression", alerte-t-il. Car les effets d'un événement traumatisant peuvent perdurer durant des décennies après les faits, et même affecter plusieurs générations.
Bouleversement familial
Pour mieux comprendre ces phénomènes, Bérengère Guillery, neuropsychologue pour enfants et directrice de recherche à l'École pratique des hautes études à Paris, mène une étude pluridisciplinaire sur les impacts psychologiques du 13 novembre 2015.
Un travail qui portera à terme sur 240 personnes de moins de 18 ans au moment des attentats et vise à comprendre les mécanismes internes du traumatisme, comment il peut se transmettre et comment se construit la résilience.
L’étude comprend deux groupes. Le premier est constitué de personnes affectées directement par les attentats (dont le ou les parents ont été tués dans l’attaque ou y ont survécu). L'autre est un groupe témoin n'ayant pas été directement exposé. Chaque participant passera une série d'entretiens afin d'évaluer son expérience subjective des attentats, ainsi que des examens médicaux : mesure du taux de cortisol, pour mesurer le niveau de stress, et exercices cognitifs.
"Les attentats ont fondamentalement changé le fonctionnement des familles. Les parents traumatisés ont modifié leur mode d’éducation en adoptant de nouveaux comportements, ce qui a eu des répercussions sur leurs enfants. Ces derniers ont eux aussi profondément changé, tant sur le plan psychologique que physiologique", explique Bérengère Guillery, citant à titre d’exemple, l’apparition de troubles du sommeil ou de phobies comme celle de prendre le métro.
"Certains parents sont devenus hypervigilants, s'inquiétant constamment pour leurs enfants" poursuit-t-elle. La manière d’aborder le sujet des attentats produit également des effets : "Des familles en parlent ouvertement, d'autres évitent complètement le sujet".
Bérengère Guillery explique que des enfants dont les parents ont survécu aux attentats peuvent développer "un traumatisme secondaire dont les symptômes sont assez similaires à ceux du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) : souvenirs envahissants, difficultés de concentration, hypervigilance, par exemple". Mais ceux qui ont perdu un ou leurs deux parents dans les attentats sont plus à risque de développer ce type de symptômes, souligne-telle.
"À cela s'ajoute parfois des troubles du deuil prolongé. Une partie des enfants continuent de ressentir un profond sentiment de deuil longtemps après le décès de leurs parents... ce qui peut entraîner une détresse, un comportement d'évitement et des difficultés à se réintégrer dans la vie quotidienne."
Dans la plupart des cas, la gravité du traumatisme est corrélée au degré exposition, explique la neuropsychologue. Mais il ne s’agit pas d’une règle absolue : dans l’épreuve certaines familles "se rapprochent" et trouvent un chemin plus rapide vers la résilience.
"Chaque participant viendra avec son expérience et son parcours unique. Notre travail consiste à étudier comment les familles se sont adaptées afin de mieux les soutenir à l'avenir", explique Bérengère Guillery.
La deuxième phase de l'étude inclura les enfants dont les parents ont été exposés aux attentats du 13 novembre mais qui n'étaient pas encore nés à l'époque, afin d'examiner comment le traumatisme peut être transmis génétiquement d'une génération à l'autre.

Une nouvelle identité
Dix ans après les faits, les attentats du 13 novembre demeurent très présents dans les mémoires. "Il s'agit d'un événement traumatisant qui s'est produit une seule fois, il y a dix ans, mais dont le souvenir est régulièrement ravivé par des cérémonies commémoratives, des articles dans la presse, le procès en 2022...", souligne Bérengère Guillery.
"Même sur le plan personnel, tout au long d'une vie, cet événement sera ravivé et devra être réintégré", poursuit-elle. "Par exemple, lorsque ceux qui étaient enfants à l'époque auront eux-mêmes des enfants."
Pour Caroline Jolivet et ses enfants, retrouver un semblant de vie normale a pris des années et demeure un travail quotidien. "Mes enfants sont adolescents aujourd'hui, et ils ont eu besoin d'un soutien psychologique à chaque étape de leur développement. Il faut de nouveaux mots et de nouvelles explications pour qu'ils retrouvent un certain équilibre. C'est très exigeant", dit-elle.
"On ne tourne pas simplement la page d'un événement traumatisant. C'est quelque chose que l'on intègre dans notre identité", souligne Bérengère Guillery.
"L'objectif est que cette intégration soit constructive plutôt que destructrice."
