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Dans la tête des passeurs (2/3) : la double peine d’Ibrahim A., naufragé face à la justice
Immigré soudanais fuyant la guerre civile, Ibrahim A. est monté le 12 août 2023 dans une embarcation pneumatique qui a fait naufrage dans la Manche, tuant sept personnes. Suspecté d’avoir piloté le bateau, il a été mis en examen et placé en détention provisoire, et risque 10 ans de prison. Son avocat entend bien démontrer son innocence.
Ibrahim A., immigré soudanais de 31 ans, est soupçonné d'avoir piloté l'embarcation qui a fait naufrage le 12 août 2023 dans la Manche, faisant sept morts. © Studio graphique France Médias Monde

"J'habite le Darfour, on n'a même pas de mer pour apprendre à conduire une barque." Dans le bureau de la juge d’instruction française qui l’interroge ce 12 décembre 2023, au tribunal judiciaire de Paris, Ibrahim A. ne sait plus quoi dire pour prouver son innocence. Voilà quatre mois que ce Soudanais de 31 ans a été arrêté et mis en examen, notamment pour homicide involontaire, dans le cadre d’un naufrage de "small boat" qui a fait sept morts le 12 août 2023 dans la Manche.

Preuve que l’affaire est complexe, la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco) s’est saisie du dossier. Dix hommes sont renvoyés devant le tribunal judiciaire de Paris à partir de mardi 4 novembre, suspectés d’avoir organisé la traversée. Parmi eux, Ibrahim A. est considéré comme l’un des deux pilotes de l’embarcation pneumatique de sept mètres. Cette nuit-là, un gonfleur explose en mer, projetant les 68 passagers – en grande majorité des Afghans – à la mer, en pleine nuit noire. "Je me suis dit : 'C’est terminé, je suis mort'", se souvient le jeune homme.

Sur les 35 rescapés auditionnés par les enquêteurs français, une vingtaine ont reconnu Ibrahim A. et Tut E. comme les conducteurs de l’embarcation. Devant la juge d’instruction, le premier nie en bloc : "Je ne suis pas le conducteur, je ne sais pas conduire. Selon moi, ces personnes ne voulaient pas impliquer leurs frères et ils ont préféré [nous] impliquer comme les conducteurs."

Mais la magistrate reste perplexe. D’une part à cause des nombreux témoignages de rescapés pointant sa responsabilité, d’autre part parce que le jeune Soudanais a bénéficié d’une ristourne de la part des passeurs sur la traversée, souvent associée à une tâche précise : il a payé 400 euros, contre plus de 1 000 euros pour les autres passagers. Ibrahim A. explique que les passeurs voulaient éviter que la nouvelle du départ ne s’ébruite dans la communauté soudanaise – la ristourne aurait été une manière d’acheter son silence – et qu’il n’a pas eu droit au gilet de sauvetage, contrairement à certains Afghans.

"Si on ne sait pas ce qu’il fuit, on ne peut pas comprendre"

Dans son cabinet situé dans le 9e arrondissement de Paris, Me Raphaël Kempf, cheveux noirs et lunettes rondes sur le nez, s’indigne de la procédure lancée contre son client : "Ce à côté de quoi la justice passe, c’est qu’Ibrahim A. a failli mourir cette nuit-là !" Il évoque cette question "surréaliste" posée par la juge d’instruction à Ibrahim A. sur sa connaissance de la norme internationale ISO 12402, qui réglemente la fabrication des gilets de sauvetage. "Le but de la juge, c’est de démontrer la faute sur le manquement à la sécurité qui caractérise l’homicide involontaire, c’est pour cela qu’elle évoque cette norme", analyse l’avocat.

Habitué des dossiers politiques (Gilets jaunes, libertés publiques…), le pénaliste n’a pas hésité à prendre celui d’Ibrahim A. "Je pense que mon client n’a pas sa place en prison, qu’il n’est pas coupable d’homicide involontaire et qu’il y a des responsabilités étatiques" dans ce drame, explique-t-il. "Si on ne sait pas ce qu’il fuit, on ne peut pas comprendre sa volonté absolue de passer en Angleterre."

Quand Ibrahim A. évoque les raisons qui l’ont poussé à grimper sur cette embarcation le 12 août 2023, il a ces mots tout simples : "Je suis monté pour aller chercher une vie meilleure." À l’origine de son exil de 4 500 kilomètres, il y a la guerre civile qui fait rage au Darfour depuis 2003 et qui oppose les tribus "arabes", dont sont issus les Janjawids, et les tribus "noires africaines", comme les Masalits. Ibrahim A. vient de la seconde ethnie. Un jour, alors que son frère et lui sortent leur troupeau, ils sont menacés par des Janjawids armés. Leur famille est contrainte de fuir pour éviter les exactions, d’abord dans un camp de déplacés à Krinding, puis dans celui d’Adré, au Tchad, où s’entassent actuellement 280 000 réfugiés.

Au printemps 2023, voyant sa mère malade et leur situation humanitaire empirer, Ibrahim A. prend la décision de partir. Son épouse, Ikbal, a déjà obtenu l’asile aux États-Unis, où elle exerce comme infirmière. Lui met le cap sur l’Europe de l’Ouest, sans destination précise. Il rejoint d’abord la Libye en voiture, puis traverse la Méditerranée en bateau jusqu’en Italie, avant d’atteindre la France : "Quand je suis arrivé en France, j'ai voulu faire une prise d'empreintes et j'ai été confronté aux difficultés de la langue. Je comprenais beaucoup plus l'anglais, c'est pour cela que j'ai voulu partir en Angleterre."

"Dans la tête des passeurs de migrants", une série en trois volets
  • "Si je dois tuer quelqu'un, je le ferai" : la chute d'Idrees G., trafiquant de migrants à Calais
  • La double peine d’Ibrahim A., rescapé d’un naufrage dans la Manche et accusé d’homicide

  • Karzan G. ou quand les trafiquants de migrants règlent leurs comptes sur les aires d’autoroutes (à venir le 3 novembre)

Une responsabilité à déterminer

C’était sans compter sur la dangerosité de la Manche, où 78 migrants ont péri en 2024, ni sur la sévérité de la justice française concernant les passeurs de migrants. Dans les tribunaux du Nord, où les pilotes de "small boats" comparaissent régulièrement, "les peines prononcées s’échelonnent entre six mois pour la personne qui barrait le bateau pour la première fois et un à deux ans de prison pour celui qui apparaît sur plusieurs traversées, donc qui a trouvé le moyen de s’associer à une filière", explique l’expérimenté Pascal Marconville, premier avocat général près la cour d’appel de Douai.

Même si Ibrahim A. assure qu’il n’a rien à voir avec les trafiquants présumés qui comparaîtront à ses côtés dans ce dossier, la saisine de la Junalco laisse présager de peines plus lourdes. "Chacun ses responsabilités et son niveau d’implication, mais il savait qu’il pilotait un bateau dont la qualité laissait à désirer et que cette traversée était dangereuse", rappelle une source proche de l’enquête interrogée par France 24.

En détention provisoire depuis plus de deux ans à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines), le jeune Soudanais a eu le temps de ressasser le naufrage, d’apprendre le français et de déposer une demande d’asile, qui lui a été refusée. Dans sa décision, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) explique que ses déclarations "s'avèrent insuffisantes pour établir avec certitude sa provenance de l'État du Darfour-Ouest". Son avocat, Me Raphaël Kempf, a déposé un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) mais, pour lui, l’explication du refus est toute trouvée : "Je pense que l'Ofpra lui a refusé l'asile parce qu'il se trouve en prison." Mi-octobre, lors d'une audience judiciaire préalable au procès, Ibrahim A. s’est effondré en pleurs lorsque son avocat s’est mis à plaider. Preuve que si l’instruction judiciaire est bien terminée, le traumatisme du naufrage, lui, est toujours là.