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"Je suis devenu fou" : six jours à l'isolement dans un centre de la police américaine de l’immigration
Alors que l'administration Trump fait placer un nombre sans précédent de personnes dans des centres de détention, des chercheurs et des ONG s’alarment d’une augmentation du recours à l'isolement. Notre Observateur, qui a passé six jours à l'isolement dans un centre de détention de la police de l’immigration au Texas, décrit l’impact psychologique de cet enfermement.
Image satellite de 2023 du centre de détention du sud du Texas, où notre Observateur a passé six jours à l’isolement. © Google Earth

"Les pires jours de ma vie." C’est ainsi que "John" – un pseudonyme utilisé pour protéger l’identité de notre Observateur – décrit son séjour en cellule d’isolement.

Ce ressortissant latino-américain, âgé d'une vingtaine d'années, affirme avoir passé six jours en isolement alors qu'il nécessitait des soins médicaux dans un centre de détention de la police américaine de l’immigration (Immigration and Customs Enforcement, ou ICE) situé dans le sud du Texas.

Lors d'un appel vidéo depuis l'Amérique latine, où il réside actuellement, il a confié à notre rédaction :

"J'étais dans un endroit où j'étais seul. C'était horrible. Je n'avais le droit de rien faire. On m'autorisait à sortir une heure dans un très petit endroit avec un panier de basket. C'était une cellule aussi, où j'étais tout seul."

L'isolement consiste à confiner une personne dans une petite cellule individuelle en la privant de tout contact humain significatif pendant au moins 22 heures par jour.

Alors que la politique migratoire ne cesse de se durcir depuis l'investiture du président Donald Trump le 20 janvier, les organisations de défense des droits humains tirent la sonnette d'alarme face à l'usage croissant de cette pratique par l'ICE, et l'impact psychologique dévastateur qu'elle a sur des milliers de détenus.

Depuis l'investiture de Donald Trump, les autorités ont procédé à plus de 220 000 arrestations, selon des données publiées par The Guardian. Au 22 septembre 2025, quelque 59 760 personnes étaient en détention, contre 39 700 à la mi-janvier 2025, juste avant l'entrée en fonction de Trump.

Entre décembre 2024 et août 2025, le nombre mensuel de personnes détenues par l'ICE ayant passé au moins une journée en isolement a augmenté de 41 %, selon une analyse menée par le site d’information judiciaire The Marshall Project et le réseau de télévision hispanique Univision. En août, plus de 1 100 détenus de l'ICE ont ainsi été placés à l'isolement.

Une étude menée par Physicians for Human Rights et publiée en septembre indique elle que durant les quatre premiers mois de la seconde présidence Trump, le nombre d'individus placés à l'isolement a progressé en moyenne de 6,5 % par mois, soit près du double de l'augmentation mensuelle moyenne observée entre 2018 et 2023. Cette tendance à un recours plus fréquent à l'isolement par l'ICE avait toutefois déjà commencé durant l'administration Biden.

Une "très petite pièce" avec "une très petite fenêtre"

Notre observateur est entré légalement sur le territoire américain il y a quelques années, avant de perdre son visa en raison de la négligence d'un membre de sa famille. Arrêté par l'ICE en 2025, il a été détenu trois jours dans un établissement de la police de l’immigration. Il dit y avoir dormi à même le sol sans couverture, dans une petite pièce surpeuplée, sans pouvoir se doucher. Il a ensuite été transféré à plus de 2 000 kilomètres, au centre de détention du sud du Texas.

"Je suis devenu fou" : six jours à l'isolement dans un centre de la police américaine de l’immigration
Capture d’écran du site de l’ICE indiquant la localisation de John. Des informations ont été masquées pour protéger l’identité de notre Observateur. © Les Observateurs de France 24

De sa détention dans ce centre, il se souvient de la "nourriture terrible" et des cellules abritant chacune 100 personnes, dont les téléphones portables avaient été confisqués et qui devaient donc se contenter de quatre téléphones fonctionnels pour contacter l'extérieur. Mais c'est à l’isolement qu'il affirme avoir "perdu la tête".

John raconte avoir été placé à l'isolement après l'apparition de rougeurs douloureuses que l'infirmière de l'unité médicale n’était pas parvenue à identifier. Il y aurait ensuite passé une journée entière sans voir de médecin.

Dans un appel à sa petite amie, qu'elle a enregistré et partagé avec la rédaction des Observateurs, John explique, en sanglotant, qu'un médecin devait lui rendre visite, mais n’est jamais arrivé. Il craint d'avoir été oublié.

Le lendemain, John est finalement envoyé à l'unité médicale, où il est examiné et reste deux jours. Mais il est ensuite renvoyé à l'isolement car, affirme-t-il, il y avait trop peu de lits et d'autres détenus se trouvaient dans un état plus grave que lui. Il est finalement libéré de l'isolement cinq jours plus tard.

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Formulaire reçu par John lorsqu’il a été placé en isolement. "Special Management Unit" (SMU, ou unité de gestion spéciale) est le terme utilisé par l’ICE pour désigner les cellules d’isolement. Les Observateurs de France 24

Dans ce centre, l’isolement était désigné par John et les autres détenus par le terme "el pozo", "le puits", en espagnol. John raconte :

"C’était une pièce minuscule : environ 4 pieds [1,2 mètre, NDLR]  de long sur 8 pieds [2,4 mètres] de large. Il y avait des toilettes avec un lavabo par-dessus, un lit avec un matelas très fin, une toute petite fenêtre. La fenêtre était au-dessus de moi, donc je ne pouvais même pas voir ce qu'il y avait derrière.

Il n’y avait de place pour rien. Il y avait juste une petite ouverture dans la porte par où on me passait la nourriture.

C’était tout simplement horrible. Il faisait très, très froid. Parfois, je n'arrivais pas à dormir parce qu'il faisait beaucoup trop froid."

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L’entreprise qui gère le centre de détention ne partage pas d’images de l’intérieur des cellules. L’ICE a également refusé notre demande d’images. John a réalisé ce dessin montrant la cellule d’isolement où il a été détenu. © Les Observateurs de France 24

"Ils ne me changeaient pas mes vêtements"

Contactée par la rédaction des Observateurs de France 24, l'ICE nous a renvoyés vers une directive datant de 2013. Celle-ci stipule que "l'ICE doit assurer la sécurité, la santé et le bien-être des détenus placés en isolement dans ses centres de détention". Le document précise deux motifs pour l'utilisation de l'isolement : "l'isolement administratif" pour "assurer la sécurité du détenu ou des autres détenus", et "l'isolement disciplinaire" comme sanction pour une "faute grave", qui doit être autorisé par un comité disciplinaire.

John raconte :

"À un moment donné, le médecin est venu me voir en cellule d'isolement. Il m'a expliqué pourquoi j'étais là et que je ne pourrais sortir qu'une fois guéri. Mais mon séjour a été prolongé parce qu'ils ne me donnaient pas de médicaments. Les médecins ne passaient qu'un jour sur deux.

Quand vous êtes en isolement, ils vous retirent tout ce que les gens pourraient utiliser pour se suicider. Vous n'avez pas le droit d'avoir de médicaments. Comme cet endroit est horrible, le personnel a peur que les gens n'avalent trop de pilules.

Ils ne me changeaient pas mes vêtements. J'ai passé plusieurs jours avec les mêmes habits. C'était horrible."

Dans un appel à sa petite amie, enregistré juste après avoir été renvoyé en isolement, John confie qu'il ne reçoit pas de soins médicaux. On l'entend frapper à la porte et demander aux gardiens de lui apporter des médicaments.

Interrogée sur les allégations selon lesquelles John n'aurait pas bénéficié de soins adéquats pendant son séjour en isolement, la porte-parole de l'ICE a déclaré que l'agence ne pouvait pas commenter son cas sans plus d'informations.

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Image de 2023 montrant l’entrée du centre de détention de l’ICE du sud du Texas. © Google Street View

"Je me suis sentie impuissante"

La petite amie de John, Lina (pseudonyme), est une ressortissante latino-américaine qui vit désormais avec lui dans son pays d'origine. Elle se souvient du jour où il l'a appelée pour la première fois depuis sa cellule d'isolement :

"Ce jour-là, il m'a appelée à 8 h du matin. J'ai décroché et il m'a dit : 'J’ai besoin que tu commences à enregistrer ceci.'

J'étais désespérée parce qu'il était en train de pleurer et de me demander de l'aide. Je me suis sentie impuissante.

J'ai appelé le centre pour leur dire : 'Écoutez, cette personne a besoin de nouveaux vêtements.' Ils se contentaient de répondre : 'Oui, oui, on va s'en occuper.' Et ensuite, [John] me rappelait pour me dire qu'il avait toujours les mêmes vêtements. Il a transpiré pendant plusieurs jours. Ses plaies étaient ouvertes et il transpirait, ce qui ne faisait qu’aggraver la situation."

Comme John, des dizaines de détenus ont chaque mois passé au moins une journée en isolement au centre de détention du sud du Texas en 2025, selon les données de l'ICE. En août, par exemple, 129 personnes y ont été placées à l'isolement. Le centre a une capacité d'accueil de 1 904 places, selon The Geo Group, la société qui gère l'établissement.

"Je suis devenu fou" : six jours à l'isolement dans un centre de la police américaine de l’immigration
Image satellite de 2023 montrant le centre de détention du sud du Texas. © Google Earth

"C'est dans cette cellule d'isolement que j'ai fini par devenir fou"

L’isolement a aussi scellé le destin de John en matière d'immigration :

"Je devais attendre quelques semaines de plus en détention parce que j'étais arrivé aux États-Unis avec un visa et que je me battais pour mon dossier [afin de rester sur le territoire américain]. Mais l'isolement a fait que j'ai fini par devenir fou et par demander une audience pour ma libération sous caution."

Une audience pour statuer sur une libération sous caution, c'est-à-dire déterminer s'il pouvait être libéré avant son procès, a été fixée alors que John était toujours en isolement. Sa participation à distance a été accordée après de multiples démarches de sa petite amie auprès du centre de détention et du tribunal. Sa demande de libération a toutefois été rejetée.

Ce jour-là, il devait également assister à la première audience de sa procédure d'expulsion. Mais il affirme qu'on ne l'a pas autorisé à y participer, même virtuellement. "Ces événements ont commencé à me briser émotionnellement", confie-t-il.

"Je suis devenu fou" : six jours à l'isolement dans un centre de la police américaine de l’immigration
John a reçu ce document lorsqu’il a été arrêté. Il y demande une "audience devant la cour d’immigration", indiquant qu’il souhaite contester son expulsion. © Les Observateurs de France 24

Après le rejet de sa libération sous caution, John décide de renoncer à se battre pour rester aux États-Unis. Il explique que son séjour à l'isolement est l’une des raisons qui l’ont poussé à accepter d'être expulsé vers son pays d'origine :

"Émotionnellement, j'étais épuisé. La plupart des autres détenus de mon pays ont également décidé de renoncer. Et dans mon centre de détention, l'ICE ne laissait personne sortir. Personne n'était libéré, à moins d'être déporté. Des gens étaient là depuis plus d'un an, et je ne voulais pas ça."

"Je fais des cauchemars"

Selon l'ONU, maintenir une personne plus de 15 jours à l'isolement cellulaire constitue un acte de torture, un seuil que l'ICE dépasse fréquemment d'après le rapport de septembre.

Se concentrant sur le nord-est des États-Unis, l'étude a révélé que près des trois quarts des placements à l'isolement dépassaient la limite de 15 jours. Le rapport dénonce "l'utilisation systémique de l'isolement cellulaire à des fins arbitraires et de représailles, notamment pour punir les personnes qui déposent des plaintes, demandent des besoins essentiels comme une douche, partagent de la nourriture ou signalent une agression sexuelle".

Trouble de stress post-traumatique, automutilations, risque accru de suicide, hallucinations... Les effets sur la santé d'un isolement prolongé ont été largement documentés. Mais la recherche montre que même de courtes périodes d'isolement peuvent être néfastes pour la santé mentale.

Des mois après sa libération, John reste hanté par son séjour dans cette cellule.

"Je fais beaucoup de cauchemars. Parfois, quand je m'allonge, je ferme les yeux, et je me rappelle l'isolement ou la détention. Je me sens physiquement dans cet endroit. J'essaie de ne pas y penser, mais c'est parfois très difficile parce que cette image est ancrée dans mon esprit."

Alors que les raids anti-immigration s'intensifient, les groupes de défense des droits humains soulignent le profil des personnes soumises à cet isolement. "Nous sommes en train de torturer des gens simplement parce qu'ils veulent une vie meilleure aux États-Unis", a déclaré Sam Zarifi, directeur exécutif de Physicians for Human Rights, au site d'information américain Axios.

Cet article a été traduit de l'anglais. L'original est à retrouver ici.