
Pavel Syutkin - avec sa femme Olga - a été accusé de "disséminer des fausses informations" sur l'armée sur son compte Telegram consacré à l'histoire de la cuisine russe. © Studio graphique France Médias Monde
Il écrivait sur l’histoire de la gastronomie dans la ville russe de Souzdal, sur les vertus du plov, un plat de riz sauté, et s’amusait à décrypter des affiches culinaires du début du XXe siècle.
Sa chaîne Telegram donnait presque faim, mais l’historien Pavel Syutkin n’y a plus rien posté depuis le 5 octobre. Ce grand spécialiste de l’histoire culinaire russe a été arrêté mercredi 8 octobre, accusé de "propager des fausses informations" sur l’armée russe.
De la cuisine à la critique de la guerre
L’historien a-t-il suscité l’ire des autorités avec une histoire de bortsch ? Une anecdote sur l’origine de la Vodka ? L’acte d’accusation reste flou. Les autorités notent simplement que le comité d’enquête et le FSB (le principal successeur du KGB) ont "détecté des activités illégales" sur la chaîne Telegram de Pavel Syutkin. D’après des "expertises psychologico-linguistiques [sic]", celle-ci contenait des messages diffusant des informations "manifestement fausses" sur les actions de l’armée.
Des proches de l’historien ont affirmé au quotidien anglophone indépendant Moscow Times qu’il avait été rattrapé par des messages postés au début de la guerre en Ukraine pour critiquer les actions de l’armée contre les civils à Boutcha. C’était peu après l’entrée en vigueur de la loi contre la "dissémination de fausses informations" sur l’armée alors que les brutalités russes à Boutcha ont largement été documentées par des ONG internationales. Mais Moscou a toujours nié que des atrocités aient pu être commises.
Ce n’est pas tout. Plusieurs milblogueurs – des commentateurs et observateurs militaires russes pro-guerre très actifs en ligne – ont pris Pavel Syutkin pour cible, affirme le média russe Ostorozhno Novosti.
Des personnalités comme Andreï Medvedev ou la chaîne Telegram "Les fils de la Monarchie" ont dénoncé publiquement l’historien, l’accusant d’être un suppôt du "terrorisme ukrainien" et d’être "russophobe". "Pavel Syutkin, qui se moquait de la mort de Vladlen Tatarski, vit encore confortablement et tranquillement à Moscou", s’étonnait Andreï Medvedev sur son fil Telegram en avril 2024.
Vladlen Tatarski était l’un des milblogueurs russes les plus influents, suivi par plus de 500 000 personnes sur Telegram. Il est mort dans un attentat qui l’a visé à Saint-Pétersbourg en avril 2023.
Le Kremlin contre M. Tout-le-Monde
"Le cas de Pavel Syutkin est assez emblématique, car il illustre l’évolution de la répression exercée par le régime russe. Tous les activistes et opposants les plus éminents sont soit déjà en prison, soit en exil. Dorénavant, les autorités s’en prennent à des personnalités moins connues, voire parfois des anonymes", souligne Tanya Lokot, spécialiste de l’activisme numérique à l’université de Dublin qui travaille sur l’utilisation de Telegram en Russie.
"Les articles du Code pénal qui sanctionnent notamment les ‘fausses informations’ sur l’armée, adopté la semaine après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, ont été invoqués contre 600 individus, dont de simples infirmières, des médecins ou encore des professeurs", souligne Oleg Kozlovski, chercheur sur la Russie pour Amnesty International.
Pavel Syutkin incarne parfaitement ces profils plus ordinaires. "Ce n’est clairement pas quelqu’un de très connu en Russie", assure Natalia Telepneva, historienne spécialiste de la Guerre froide à l’université Strathclyde de Glasgow (Écosse). Son compte Telegram, animé avec sa femme également historienne, n’est suivi que par un peu plus de 3 000 internautes.
Pour autant, il avait acquis au fil de ses écrits sur l’histoire culinaire russe une véritable notoriété de niche. Le journal Rossiyskaya Gazeta avait nommé Pavel et Olga Syutkin les "plus célèbres historiens de la cuisine russe de l’antiquité à nos jours" en 2022. Cet historien avait aussi été l’ambassadeur de la Russie à l’Exposition universelle de Milan en 2015.
Un profil qui en faisait une cible parfaite pour délivrer un message plus large à l’ensemble de la population. Le Kremlin "n’a tout simplement pas les moyens de contrôler tout ce qui se dit sur Telegram et de poursuivre tous ceux qui critiquent le pouvoir. Il faut donc pousser les Russes à s’autocensurer et c’est le but d'un coup d’éclat comme cette arrestation", explique Natalia Telepneva. Pavel Syutkin est suffisamment "M. Tout-le-Monde" pour que n’importe qui puisse se reconnaître en lui, tout en étant assez connu pour que ses déboires avec les autorités ne passent pas inaperçues.
Quand les milblogueurs s'en mêlent
L’arrestation de cet historien démontre aussi que le pouvoir russe à la rancune tenace. Pavel Syutkin avait posté ses messages les plus virulents contre la guerre au début du conflit, et a pensé à les effacer. Depuis lors, il s’est largement contenté de discuter cuisine… se permettant parfois de saupoudrer ses messages d’une pincée de critique. Il a, par exemple, commenté une affiche du début du XXe siècle qui vante le vin de Crimée représentant deux Ukrainiens profitant du nectar local. Pavel Syutkin s’est permis d'ironiser sur le fait que "ce vin n’est pas tenu par de braves russes alors que tout le monde sait aujourd’hui que la Crimée est russe depuis Catherine II". "C’est un exemple qui montre toute la latitude que les autorités ont dans l’interprétation des textes. Si c’est posté par quelqu’un de bien vu, je suppose que ce message pourrait être toléré, mais cela peut aussi provoquer des soupçons et pousser les autorités à fouiller", explique Oleg Kozlovski.
Cette affaire illustre "comment les autorités ont élargi le spectre de leur répression passant de la poursuite des propos hostiles à l’armée, aux critiques contre le gouvernement, puis à la recherche de propos qui leur déplaisent dans des messages culinaires", note Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. "Cela installe un sentiment de loterie, et n’importe qui peut tirer le mauvais numéro pour n’importe quel prétexte", ajoute Oleg Kozlovski.
Sauf si les milblogueurs s’en mêlent. Ces internautes "servent d’auxiliaires de la répression", assure Jeff Hawn. "Cela montre à quel point la censure et la répression sont menées de manière artisanale. Ces milblogueurs s’abonnent à ces chaînes, scrutent les messages et à partir du moment où ils voient quelque chose qui leur déplaît, peuvent le dénoncer", analyse Tanya Lokot. Ensuite les autorités prennent le relais et, grâce à un corpus grandissant d’infractions potentielles, risquent fort de trouver une raison de sévir.